Ma mère la terre - Mon père le ciel
pensa-t-il, mais une autre partie de lui-même soupira. Ce n'était pas réel. Il rêvait encore.
« Tu crois être sur la plage, pensa-t-il, mais en réalité tu es endormi sur ta couche. Les esprits t'envoient seulement matière à réflexion. Une image à sculpter. » Il songea à toutes les figurines sur bois et sur ivoire qui ornaient les murs de son ulaq et à la sculpture inachevée suspendue autour de son cou : un homme et son épouse.
Shuganan surveilla la femme et la vit tourner son embarcation vers la plage. Elle semblait voyager seule, sans une autre femme, sans un mari.
Quand elle arriva à terre, Shuganan sortit de sa cachette. Il était dans un rêve, quel mal y aurait-il à aider cette femme ? Elle lui tournait le dos et tirait l'ik tout en chantonnant.
Il s'approcha pour l'aider mais quand il posa sa main osseuse près de la sienne au bord de l'ik, la femme poussa un cri et recula. Sa frayeur surprit Shuganan et lui serra le cœur, de sorte que tout d'abord il ne put parler. Finalement, il tendit les mains, paumes en l'air, et la salua.
— Je suis un ami, dit-il. Je ne porte pas d'armes.
Elle le regarda avec une expression anxieuse mais il lut aussi de la fatigue et une sorte d'épuisement sur ses traits tirés.
— Ce bateau est lourd. Permets-moi de t'aider.
— Je suis forte, répondit-elle.
— Oui, bien sûr, dit-il bien que cela ne lui parût pas être le cas.
Elle ressemblait d'ailleurs davantage à une enfant qu a une femme, mais maintenant qu'il était vieux tout le monde lui paraissait jeune. Les chasseurs qui passaient devant sa plage, à quelque distance dans la mer, semblaient toujours jeunes. Les yeux usés voient la jeunesse partout, pensa-t-il. De même lorsqu'il était jeune, il voyait la vieillesse partout.
— Je suis forte, répéta la jeune femme en pesant de tout son poids sur l'ik afin de le pousser sur le rivage. Si cette plage est la tienne, reprit-elle, je ne resterai ici qu'une nuit.
Pendant un instant sa voix trembla. Shuganan sentit ce frémissement qui le troubla jusqu'au fond de son âme. Il regarda cette inconnue de plus près. Cette femme-enfant portait le poids d'un grand chagrin. Il le voyait dans ses yeux et dans la courbe de sa bouche, mais déjà il se mettait à examiner les méplats de son visage, l'arc des fins sourcils, la ligne harmonieuse de ses pommettes gravés dans l'ivoire.
— Tu peux rester ici, dit-il, c'est un bon endroit. On y est en sécurité.
La jeune fille hocha la tête et s'appuya sur le côté de son ik. Elle étudia le rivage et Shuganan vit que son regard s'arrêtait sur les marques laissées par la marée haute, sur les rochers bordant la source d'eau fraîche. Il remarqua aussi le renflement qui gonflait son suk, dessinant la forme d'un enfant encore très jeune.
— Où est ton village ? demanda-t-elle.
— Il n'y a pas de village, dit-il, seulement mon ulaq.
— Avec ta femme et tes enfants ?
— Je n'ai pas d'enfant.
— Me permets-tu de rester une nuit sur ta plage? J'ai besoin de dormir.
— Autant que tu voudras, répondit-il, toi et ton enfant êtes les bienvenus.
A ces mots, les yeux de la jeune femme s'ouvrirent tout grands et elle croisa les mains sur son ventre.
— Où est ton mari ?
Elle se détourna pour regarder la mer et dit :
— Il est là-bas. Il viendra bientôt nous chercher. Puis se tournant vers lui, elle ajouta : il est très fort.
Mais ses paroles étaient aussi fragiles que la glace sur le bord d'une mare et Shuganan comprit la vérité. Cette femme n'avait pas de mari et d'une façon ou d'une autre cela faisait partie de son chagrin.
— Si cela ne doit pas le contrarier, dit Shuganan avec précaution, toi et l'enfant pouvez passer la nuit dans mon ulaq.
Mais la jeune femme secoua la tête.
— Alors, installe-toi. Je t'apporterai de quoi manger.
— J'ai des provisions.
— Dans ce cas nous ferons une petite fête.
Chagak regarda le vieil homme s'éloigner lentement vers le haut du rivage. Pour une raison inconnue, elle n'avait pas peur de lui. Il paraissait avoir la sagesse d'un shaman, mais non l'autorité exigeante de celui-ci.
Elle déballa ses provisions et les posa sur l'herbe au-dessus de la ligne de la marée, puis elle tira l'embarcation sur le sable et la retourna en l'attachant avec une corde faite de lianes afin qu'elle ne soit pas emportée par le vent. Elle installa ensuite des fourrures en dessous, constituant ainsi un abri pour la nuit.
Elle
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