Ma mère la terre - Mon père le ciel
dans le liquide et les pressa près de la bouche du bébé. Il détourna la tête et elle appuya sur ses joues avec son pouce et son index afin de faire glisser le liquide dans sa gorge. Il se mit alors à sucer faiblement ses doigts goutte à goutte jusqu'à ce que le bol soit vide. Quand il eut terminé ses paupières frémirent et se fermèrent. Chagak le serra contre sa poitrine. La crainte de le voir mourir et l'espoir qu'il vive se battaient si fort dans son cœur qu'elle avait du mal à respirer.
Le vieil homme s'assit en face d'elle et tendit les bras vers le bébé.
— Laisse-moi l'examiner.
Par réflexe, Chagak serra l'enfant plus fort. Elle redoutait ce que le vieil homme pourrait découvrir et craignait que le faible espoir qu'elle nourrissait ne lui fût arraché. Mais elle lui tendit quand même le bébé.
Il posa Pup sur le sol et retira la fourrure qui l'entourait. L'enfant geignit et secoua ses jambes en quelques mouvements rapides. Les mains du vieil homme palpèrent le petit corps, s'arrêtant aux jambes, au ventre et à la tête.
— Cet enfant est-il tombé ? demanda-t-il enfin.
L'image de sa mère jetant Pup sur le côté de
l'ulaq revint à l'esprit de Chagak, accompagnée de celle de ces hommes aux longs cheveux tuant tout le monde.
— Oui, dit-elle dans un souffle.
— Les os d'un enfant sont souples, dit l'homme, un peu comme des os de poissons. Ils se plient ou ils se brisent.
Il enveloppa le bébé en serrant soigneusement les fourrures autour du petit corps frêle, puis il le prit dans ses bras et le berça.
— Un bébé peut survivre à une chute qui tuerait un homme, reprit-il, mais parfois, même si l'enfant survit, il peut y avoir des dommages.
Ses yeux se levèrent vers ceux de Chagak et elle y lut la tristesse et quelque chose en elle se brisa, laissant s'échapper le chagrin qu'elle avait refoulé pendant les longues heures de lutte.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour lui ? demanda-t-elle d'une petite voix tremblante comme si quelqu'un d'autre avait parlé à sa place.
— Berce-le. Réconforte-le.
Le vieil homme lui tendit le bébé, cette petite forme si familière dans les bras de Chagak qu'elle semblait faire partie d'elle-même.
— Va-t-il mourir? demanda-t-elle sans oser lever les yeux.
Il ne répondit pas et Chagak le regarda et lut la réponse sur son visage. Elle se mit à pleurer. Alors soudain, au milieu de ses larmes, l'histoire de son peuple sortit de ses lèvres. Les mots qu'elle prononçait s'adressaient à toutes les statuettes qui peuplaient l'ulaq comme si les esprits qui les habitaient avaient besoin de savoir.
— J'ignore qui étaient ces hommes aux longs cheveux. Ils ont brûlé tous les ulas de notre village. Je ne sais pas pourquoi. Ma mère est sortie de notre ulaq. Un homme l'a saisie. Elle avait Pup dans les bras...
Chagak secoua la tête tandis que les larmes roulaient sur ses joues.
— Elle a jeté mon frère sur le bord de l'ulaq. Mais le feu avait pris sur le toit. L'homme a transpercé la poitrine de ma mère avec sa lance. Pour lui échapper, elle et ma sœur ont sauté dans le feu, acheva Chagak, la voix brisée.
Elle sentit une main posée sur sa tête et un léger murmure s'éleva. D'abord, elle crut qu'il psalmodiait, puis elle se rendit compte qu'il priait :
— Encore d'autres morts. Je n'aurais pas dû essayer de me cacher. Ils détruiront toujours tout.
Chagak le regarda à travers ses larmes et vit le voile soudain qui embuait ses yeux.
— Toi et ton frère êtes-vous les seuls survivants ?
— Oui, dit Chagak en reprenant son histoire où elle l'avait interrompue. Je serais morte également si Pup n'avait pas été en vie. Je serais partie avec mon peuple pour les Lumières Dansantes.
Chagak serra le bébé contre elle et se remit à le bercer.
— S'il meurt, je ne veux pas vivre. S'il meurt, s'il te plaît tue-moi aussi.
— Tu vivras, même s'il meurt, affirma le vieil homme. Tu vivras.
— Non, répondit Chagak, en s'adressant non seulement au vieil homme mais également aux sculptures qui la regardaient, aux petits esprits qui se cachaient sur les étagères de l'ulaq.
Elle ferma les yeux et pleura.
8
Chagak n'avait pas l'intention de dormir cette nuit-là. Elle tenait Pup serré contre elle, chantant et priant par intervalles, craignant, si elle fermait les yeux, que l'esprit de Pup ne s'envole.
Vers l'aube, les vents d'orage se calmèrent et à travers sa
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