Ma mère la terre - Mon père le ciel
peuple, dit Shuganan. Ils ont du pouvoir.
Il se retourna pour faire face à Homme-Qui-Tue :
— Ne tue pas ma petite-fille.
Lentement Homme-Qui-Tue se remit sur ses pieds et derrière lui Chagak se souleva sur ses genoux et ses mains en rajustant son suk.
— Peu m'importe qu'il me tue, dit-elle d'une voix douce qui résonna cependant dans l'ulaq.
— Il m'importe à moi, rétorqua Shuganan. Si tu la tues, je te tuerai, dit-il à Homme-Qui-Tue.
Celui-ci ricana :
— Tu es vieux. Comment pourrais-tu me tuer?
Pour toute réponse, Shuganan souleva la
lampe et la fit briller sur toutes les sculptures.
Homme-Qui-Tue frotta sa joue, essuyant le sang qui coulait encore.
— Je ne suis pas un ignorant. Je connais l'histoire de ton pouvoir.
— Je n'hésiterai pas à l'utiliser contre toi.
— Alors peut-être vais-je épouser cette femme. J'ai besoin d'une autre épouse. Je la paierai un bon prix. Ainsi je serai le maître de cet ulaq et toutes ces sculptures seront à moi.
— Tu ne pourras les posséder. Elles ne sont pas à moi. Elles s'appartiennent comme un homme s'appartient.
Homme-Qui-Tue ne dit rien, mais il se mit à étudier les figurines, d'abord en se contentant de les regarder, puis il en prit plusieurs, maculant l'ivoire du sang qui tachait ses doigts.
Shuganan le regarda faire, se maudissant intérieurement. Cet homme avait raison, il était vieux, ses bras faibles et ses réactions trop lentes.
Il pouvait menacer Homme-Qui-Tue du pouvoir des sculptures, mais il savait la vérité — il ne fallait pas de grand talent pour donner une ressemblance à une figurine. Ce que voyaient ses yeux, ses doigts le reproduisaient facilement. L'âme de chaque statue d'ivoire, de chaque morceau de bois dur lui chuchotait son existence. Ce n'était pas lui qui trouvait la forme d'un ikyak, d'une femme, d'une loutre ou d'une baleine. L'ivoire, l'os ou le bois le lui disaient. Comment l'aurait-il su ? Il ne possédait aucun pouvoir particulier.
Une fois sculpté, révélé par son couteau, l'objet trouvait sa propre beauté, mais ce n'était pas Shuganan qui la lui apportait. Et si les sculptures avaient un pouvoir, celui-ci leur appartenait et elles étaient libres de le donner ou de le prendre. Shuganan ne le contrôlait pas. S'il l'avait pu, Homme-Qui-Tue serait déjà mort.
— Tu mourras un jour, vieil homme, dit Homme-Qui-Tue d'une voix tranquille comme s'il s'adressait aux sculptures et non à Shuganan, tu es vieux, mais je vais épouser ta petite-fille et j'aurai cet ulaq. Avant que tu ne meures, je gagnerai l'honneur parmi les miens en leur disant que je t'ai retrouvé. Grâce à ce mariage je deviendrai peut-être chef de mon peuple. Y a-t-il une façon plus facile de devenir chef? ajouta-t-il en riant. Combien demandes-tu pour elle ?
Shuganan étudia cet homme avec son visage large, ses yeux durs, et la cicatrice sanglante qui barrait son visage de sa joue à ses lèvres. S'il acceptait le prix d'une dot, lui et Chagak gagneraient quelques jours de sursis, le temps de trouver un moyen de le tuer ou de s'enfuir.
— Cinq phoques, vingt peaux de loutre, dit Shuganan.
Un prix raisonnable mais qui réclamerait plusieurs jours de chasse.
— C'est trop.
— Tel est mon prix.
— Deux phoques. Dix loutres.
— Nous avons besoin d'huile.
— Nous quitterons cet ulaq, toi, moi, la femme et tout ton petit monde sculpté. Alors, nous n'aurons plus besoin de beaucoup d'huile. Mon peuple en a suffisamment.
— Quatre phoques, vingt loutres.
— Les jours raccourcissent. L'hiver sera bientôt là. Comment te ramènerai-je chez mon peuple si je passe mon temps à la chasse ?
— Quatre phoques, dix loutres.
— Deux phoques, dix loutres.
— Chagak a besoin d'un nouveau suk.
Homme-Qui-Tue regarda Chagak. Il eut un
rire bref qui étira ses lèvres jusqu'à ses oreilles.
— Deux phoques. Seize loutres, dit-il.
Shuganan le regarda. Trois jours de chasse
pour les phoques. Quatre ou cinq pour les loutres. Cela lui laissait assez de temps.
— C'est entendu, dit-il.
13
— Va-t-il venir me rejoindre dans ma couche ? demanda Chagak à voix basse avant de quitter la grande pièce de l'ulaq.
Homme-Qui-Tue était retourné dans la chambre de Shuganan, laissant les deux autres seuls.
— Non, dit Shuganan. Il ne te touchera pas ce soir.
Mais il se détourna et tint la tête baissée comme s'il avait peur de rencontrer son regard. Son malaise fit naître une inquiétude dans
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