Ma mère la terre - Mon père le ciel
le cœur de Chagak. Elle demeura immobile, attendant qu'il parle, mais il resta silencieux.
— Y a-t-il quelque chose que tu ne m'aies pas dit? demanda-t-elle.
Shuganan la regarda et vit son air déterminé. « Elle est plus forte que moi, pensa-t-il. Beaucoup plus forte. Ce qu'elle a perdu lui a été arraché. J'ai choisi mes pertes et j'ai peu de regret. »
— Oui, il y a quelque chose, avoua-t-il, puis il fit une pause, essayant de trouver les mots. Homme-Qui-Tue te veut pour femme. Il a offert pour prix deux phoques et seize peaux de loutre.
Chagak secoua la tête.
— C'est un bon prix, ajouta Shuganan en sentant aussitôt la dérision de ces mots.
Quel honneur Chagak pourrait-elle en tirer, que le prix fût faible ou élevé, si elle haïssait l'homme qui devait devenir son mari ?
Mais elle se contenta de dire :
— Mon père ne tuait pas les loutres et je dois honorer sa croyance. Les loutres lui ont sauvé la vie, un jour.
Shuganan n'en fut pas surpris. Il avait déjà entendu dire que des loutres avaient aidé des humains :
— Ne t'inquiète pas pour les peaux de loutre. Il lui faudra beaucoup de jours pour tuer seize loutres. Entre-temps tu auras l'occasion de t'enfuir. Il y a une île...
A ce moment-là, Homme-Qui-Tue revint dans la grande pièce. Chagak lui jeta un coup d'œil, puis elle abandonna son métier et retourna dans sa chambre. Mais Homme-Qui-Tue la suivit, tenant à la main des boyaux tressés. Il lia les bras de Chagak derrière son dos et entrava ses chevilles.
Tandis qu'il nouait le lien, elle s'efforça de ne pas trembler. Elle savait que si elle lui montrait sa frayeur, ce serait pire pour elle. Son nom le disait assez, c'était un homme qui tuait par plaisir. Il éprouvait une satisfaction sadique dans la peur qu'il inspirait. Aussi resta-t-elle immobile en s'efforçant de comprimer les battements de son cœur.
« Shuganan se trompe, pensa-t-elle, Homme-Qui-Tue va me prendre maintenant. Qui pourrait l'arrêter? Aurait-il assez de respect pour son engagement envers Shuganan ? Que représentent seize peaux de loutre et deux phoques pour un homme qui veut une femme ? »
Mais quand il eut fini de l'attacher, Homme-Qui-Tue dit lentement et avec calme :
— Je vais également attacher ton grand-père.
Et bien qu'il se fût exprimé dans sa propre
langue, il avait parlé assez lentement pour que Chagak comprît ce qu'il disait. Il rit en lui pinçant la jambe, mais ne fit rien de plus.
Beaucoup plus tard, l'ulaq était tranquille. Bien éveillée, Chagak réfléchissait aux paroles de Shuganan : « Il y a une île... » Ainsi, il y avait de l'espoir, mais aussi de la trahison dans cet espoir, car comment pourrait-elle s'en aller en laissant Shuganan affronter seul la colère d'Homme-Qui-
Tue ? De plus, comment pourrait-elle trouver une petite île dans l'immensité de la mer? Mieux vaudrait aller chez son grand-père, Nombreuses Baleines. Même s'il refusait de la recevoir, elle trouverait peut-être un mari. Qu'arriverait-il si Homme-Qui-Tue la suivait? Qu'arriverait-il si elle le conduisait au village de son grand-père? Les Chasseurs de Baleines étaient puissants, mais seraient-ils assez forts pour faire face à des hommes qui tuaient tout sur leur passage ?
Chagak dormit peu et, tôt le matin, Homme-Qui-Tue s'approcha d'elle. Pendant un moment il resta seulement debout à la regarder, mais quand elle se retourna sur son ventre et découvrit la déchirure béante de son suk, il dénoua ses liens. Sans parler, mais avec un rire intérieur manifeste, il désigna la réserve et fit le geste de manger.
Shuganan était déjà dans la grande pièce, ouvrant des coquillages et des oursins qu'il avait récoltés la veille. Des petits bouts de coquillages jonchaient le sol.
— Il ne m'a pas permis de sortir pour faire ce travail, s'excusa-t-il.
Homme-Qui-Tue dit quelque chose et Shuganan traduisit :
— Il veut que l'on allume les lampes et réclame des œufs.
Il y avait six lampes dans la pièce principale. Chagak les alluma toutes en utilisant la flamme de la lampe qui avait brûlé pendant la nuit. Puis elle rampa vers la réserve où elle trouva une longueur de boyau tressé qu'elle noua autour de sa taille pour fermer son suk.
Ensuite elle sortit trois œufs et les posa sur une feuille, puis, prenant de l'eau contenue dans une vessie de phoque suspendue à une poutre, elle rinça les coquilles ainsi qu'un certain nombre d'oursins que Shuganan avait
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