Ma mère la terre - Mon père le ciel
dans un geste de salutations.
Ce n'était pas Voit-Loin, constata Chagak avec soulagement. Ni aucun des marchands qui venaient parfois au village de son peuple.
— Ma petite-fille, dit Shuganan en s'exprimant dans la langue des Premiers Hommes.
Le nouveau venu était grand. Chagak eut l'impression d'être une enfant près de lui. Sa tête atteignait à peine son épaule.
— Kayugh, présenta Shuganan en la regardant comme s'il l'invitait à parler.
Elle répéta le nom en levant les yeux.
C'était un beau nom. Un nom qui parlait de force. L'homme avait un visage large, carré, et des yeux qui rappelèrent à Chagak ceux de son propre père, des yeux habitués à scruter la mer. Il lui sourit, mais elle vit de la tristesse dans ce sourire, quelque chose qui la poussa à se demander pourquoi il était seul.
— Nous avons besoin d'aide pour détacher les os de la mâchoire, dit Shuganan.
Elle aurait préféré qu'il ne lui demande pas son assistance. Elle ne pouvait pas courir le risque de blesser le bébé et maintenant elle allait être obligée de le laisser voir. Elle regarda Shuganan :
— J'ai le bébé, dit-elle. Laisse-moi le mettre dans son berceau.
Elle lut soudain une sorte d'espoir dans les yeux de Kayugh et un frisson de crainte la secoua. Mais Shuganan semblait ne ressentir aucune frayeur tandis qu'il expliquait à Kayugh :
— Mon petit-fils.
Chagak retourna au camp qu'ils avaient dressé près des feux de la plage. Elle sentait le regard du nouveau venu sur elle.
« Il va te demander de passer la nuit avec lui », chuchota la voix de la loutre, mais Chagak refusa de l'entendre et elle chassa de sa mémoire tous les souvenirs de la nuit qu'elle avait passée avec Homme-Qui-Tue, la douleur d'un homme prenant une femme de force.
Elle déposa le bébé dans son berceau, prenant soin de placer son visage à l'abri du vent, et retourna vers les hommes. Ils avaient détaché les mâchoires du haut de la tête et les retiraient de la carcasse. Elle et Shuganan saisirent l'os qui formait la moitié gauche de la mâchoire inférieure de la baleine. Ils le tirèrent ensemble sur les galets, Chagak ajustant ses pas à ceux de Shuganan. Kayugh tira la mâchoire droite tout seul et la porta presque jusqu'à l'ulaq alors que Shuganan et Chagak étaient encore à mi-chemin.
L'os était glissant et portait encore des lambeaux de chair et les mains de Chagak n'étaient pas assez fortes pour le tenir plus de quelques pas. Finalement elle porta l'os courbé contre sa poitrine afin de s'aider des muscles de ses épaules. Elle regarda Shuganan et vit qu'il avait fait la même chose. Mais soudain Kayugh se mit entre eux et tira si fort que la plus grande partie du poids parut soulevée.
Quand ils atteignirent le haut des dunes, ils lâchèrent l'os. Chagak cueillit une poignée d'herbe et essuya ses mains et le devant de son suk.
— Viens, dit Shuganan à Kayugh, Chagak va surveiller les feux pendant un moment. Tu es le bienvenu dans mon ulaq.
La jeune femme retourna près des feux. Elle était soulagée de se retrouver seule, heureuse d'avoir une excuse pour rester sur la plage, mais elle aurait aussi voulu être là pour entendre ce que Kayugh avait à dire. Pourquoi était-il là?
Elle s'agenouilla près du berceau de Samig. Le bébé était endormi, aussi préféra-t-elle ne pas le lever. Shuganan avait fabriqué son berceau avec du bois sec. Une peau de phoque en fourrure couvrait l'enveloppe tissée doublant le châssis en bois que Chagak avait décoré avec des plumes de macareux et des disques d'écaille détachés de coquillages. Dans l'un des coins, près de la gravure du phoque, Shuganan avait suspendu une petite sculpture représentant une baleine.
Ce n'était pas l'animal que Chagak aurait choisi mais il lui avait expliqué que c'était un signe qui ferait croire aux Chasseurs de Baleines que l'enfant était doublement de leur sang : petit-fils de la femme de Shuganan, et petit-fils de Nombreuses Baleines. Maintenant Chagak se demandait si ce n'était pas cette sculpture qui avait attiré la baleine sur leur plage.
Elle ajouta du bois dans le feu en se rapprochant de cette clarté qui semblait éloigner les esprits et naissait avec l'obscurité. Le ciel gardait les couleurs du soleil ; des lueurs rouges et roses éclairaient le lointain horizon. Chagak se souvint que la plage de son peuple était orientée de la même façon, les collines entourant le village cachaient les couleurs du
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