Ma mère la terre - Mon père le ciel
qu'il ne s'était pas adressé à Chagak mais à un jeune homme.
Shuganan faillit s'étrangler et resta immobile, son couteau à la main.
Les yeux du jeune homme se portèrent sur les armes, mais il s'approcha assez près de Shuganan pour pouvoir le toucher et il tendit ses deux mains, paumes en l'air.
— Je suis un ami, dit-il, je n'ai pas de couteau.
Pendant un moment, Shuganan ne bougea
pas. « Je n'ai pas été assez rapide, pensa-t-il. Je n'ai pas prévenu les Chasseurs de Baleines. » Puis il s'avisa que l'homme s'était exprimé dans la langue des Premiers Hommes et qu'il portait le parka en peau d'oiseau semblable à celui des chasseurs des Premiers Hommes.
— Je m'appelle Kayugh, dit l'homme. Je cherche une nouvelle plage pour m'y installer. Un raz de marée a détruit mon village.
Il était grand, bien bâti, avec des yeux ronds et le teint clair.
« On lit son âme dans ses yeux », pensa Shuganan qui cessa d'avoir peur.
— Y a-t-il d'autres personnes avec toi? demanda-t-il en s'avançant, mais il ne vit pas d'ikyak dans la mer ou de gens sur la plage.
Le nouveau venu hésita en dévisageant Shuganan.
— Je suis seul, dit-il enfin.
Il fit une pause et son regard soutint celui du vieil homme comme si leurs esprits se comprenaient.
— Les autres ont campé pour la nuit plus à l'est. J'ai vu la baleine et j'ai remarqué ta présence. Je suis seulement venu te demander si nous pouvions passer quelques jours pour chercher des racines et des oursins.
— Combien êtes-vous?
— Trois hommes, trois femmes, trois enfants.
Shuganan étudia encore ce visage ouvert. Il lui paraissait sympathique. C'était quelqu'un qu'il aurait choisi comme mari pour Chagak, mais qui pouvait dire? Parfois le mal se cache sous d'étranges aspects. Peut-être était-il un esprit venu pour voler la baleine. Peut-être était-il un shaman qui avait entendu parler de ses sculptures. Peut-être aussi avait-il femmes et enfants, mais, dans ce cas, pourquoi ne pas les avoir amenés avec lui ?
Shuganan eut envie de lui demander de partir, mais il se dit qu'après tout il était possible que ce soit un esprit bienveillant, que ce soit lui qui ait envoyé la baleine et qu'il veuille maintenant mettre Shuganan à l'épreuve pour savoir s'il était capable de partager.
— Tu peux venir pour la nuit, dit-il. Nous avons beaucoup de viande, comme tu peux le voir. Mange à ta faim et emportes-en une partie pour les tiens.
30
Chagak sortit Samig de son berceau et l'accrocha solidement à sa poitrine.
La lampe à huile de Shuganan ressemblait à une étoile sur la plage sombre et sous sa lumière elle était certaine de distinguer deux hommes. Elle se leva et attendit de reconnaître Shuganan. Il travaillait à nouveau sur la mâchoire de la baleine. Les gros os étaient presque séparés de la carcasse et, oui, il y avait bien un autre homme avec lui. Un esprit venu pour lui enlever Shuganan ? Ou Voit-Loin revenu avec son peuple ?
Chagak se demanda si elle devait s'enfuir.
Elle avait laissé son couteau près de l'autre feu et elle s'en voulait maintenant de son étourderie. Si elle retournait sur la plage, l'homme la verrait sûrement. Elle ramassa un morceau de bois qui traînait sur le sol. C'était mieux que rien.
L'homme semblait aider Shuganan. Voit-Loin l'aiderait-il ? Non, à moins d'espérer y gagner une femme pour la nuit, mais pourquoi travailler quand celui qui protégeait Chagak n'était qu'un vieil homme? Pourquoi ne pas prendre ce qu'il voulait? Comment Shuganan pourrait-il l'en empêcher?
Et le bébé? Certains hommes ne trouvaient aucun plaisir à la vue d'un enfant d'un autre homme.
Devait-elle laisser son fils à l'abri, le cacher sous un tas d'herbe? Mais il risquait de pleurer... Mieux valait le garder sous son suk. Si elle devait se sauver, au moins il serait avec elle.
— Chagak!
Shuganan l'appelait. Sa voix était claire, sans frayeur. S'il y avait eu du danger, il ne l'aurait pas appelée. Elle laissa tomber son morceau de bois dérisoire et, avant de réfléchir davantage, glissa le bébé sous son suk. Puis elle se dirigea vers l'autre feu, ramassa son couteau et revint lentement rejoindre les deux hommes. Elle garda la tête baissée et croisa les bras sur la poitrine en s'efforçant de cacher la forme de l'enfant.
Shuganan vint au-devant d'elle et lui prit le bras pour l'entraîner près de la baleine. L'homme les attendait, ses mains, salies par le sang de la baleine, tendues
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