Ma soeur la lune
yeux de l'homme.
Samig rangea son arme.
— Viens avec moi. J'ai à te parler, dit Kayugh.
Méfiant, Samig balaya la plage du regard, les
rochers, les herbes en bordure du chemin qui quittait la plage. Puis il se retourna et ordonna :
— Petit Couteau, aide Trois Poissons à charger l'ik.
Il suivit ensuite son père au milieu des rochers à l'abri du vent.
Kayugh ne parla pas tout de suite. Samig dévisagea son père, voyant en cet homme ce qu'il n'avait jamais vu avant — des changements : des mèches grises se mêlaient aux mèches noires, des lignes autour des yeux, une nouvelle cicatrice en travers de sa main gauche.
— J'ai parlé à ta mère hier soir, déclara enfin Kayugh. Ce qu'Amgigh a dit est vrai. Shuganan n'avait pas de fils. Ton père était un Petit Homme. Il a forcé ta mère à être épouse pour lui. Seulement une nuit. Cette nuit-là, elle et Shuganan l'ont tué et ont laissé son corps dans l'ulaq.
Kayugh s eclaircit la gorge et passa ses mains dans ses cheveux.
Samig se tut longuement. Le vent gémissait en s'engouffrant entre les rochers, et les vagues s'écrasaient sur la plage. Samig se sentait vieux, plus vieux que son père, plus vieux que tout homme ne l'avait jamais été.
— Ainsi, je suis le petit-fils seulement de Nombreuses Baleines et fils d'un Petit Homme, commenta-t-il enfin.
Soudain il eut l'impression que son esprit était impur.
— Samig, dit Kayugh en posant sa main sur son bras. Quitte-nous si tu crois que cette île n'est pas sûre. Ne nous quitte pas à cause de ce que ton frère a dit hier soir. Depuis la mort de Kiin, son chagrin déforme ses propos et obscurcit son esprit. Un homme n'est pas ce qu'étaient son père ou son grand-père. Un homme est ce qu'il fait, ce qu'il pense, ce qu'il apprend. C'est l'ensemble de ses qualités. Tu es un chasseur de baleines. Tu es bon pour ta mère. Tu es patient avec ton épouse, bon pour ton nouveau fils Petit Couteau.
Kayugh prit une poignée de sable qu'il laissa couler lentement entre ses doigts.
— Samig, ajouta-t-il, tu seras toujours mon fils.
Samig sentit la voix de Kayugh laver son esprit, en
faire quelque chose de bon, repoussant les cendres de sa colère, la noirceur des paroles d'Amgigh.
— Je suis heureux que ma mère t'ait choisi pour être mon père, souffla Samig.
Puis il détourna la tête, de peur que son père ne remarque les larmes qui lui brûlaient les yeux.
Ils reprirent ensemble le chemin de la plage, la main de Kayugh sur l'épaule de Samig. Samig entendit appeler son père. C'était la voix de Longues Dents. Kayugh se retourna et attendit que l'homme les ait rejoints.
— Petit Canard, haleta Longues Dents, inclinant la tête et fermant les yeux. Elle se meurt. Elle réclame Samig.
— Samig? s'étonna Kayugh.
Il regarda son fils.
Petit Couteau s'approcha de Samig. Il portait un couteau dans une main dont il frappait la lame contre sa paume.
— J'y vais, décida Samig. Oiseau Gris n'est pas assez fort pour me tuer et Amgigh...
— Amgigh ne te tuera pas, coupa Longues Dents.
— Je t'accompagne, dit Petit Couteau, tapant toujours la lame dans sa main.
Tous quatre se rendirent dans la grotte ; Samig et Petit Couteau marchaient entre Longues Dents et Kayugh. Une fois à côté du lit, Samig s'accroupit. Le visage de Petit Canard était ridé, ses mains racornies et recourbées comme les serres d'un aigle. Elle ouvrit les yeux; ils se posèrent sur Longues Dents. Elle murmura d'une voix quasi inaudible :
— Je suis désolée de te laisser sans fils.
Elle ferma les yeux de nouveau et Longues Dents s'agenouilla près d'elle, serrant la main de sa femme contre sa poitrine.
— Tu as été une bonne épouse.
Tous se turent, cependant que Petit Canard marchait sur la fine ligne qui sépare les deux mondes. Peut-être y aura-t-il un petit signe, pensa Samig, un signe qu'elle verra et nous confiera avant de devenir un esprit. Il existe toujours cet espoir avec les mourants.
Elle rouvrit les yeux et Samig crut que peut-être elle était morte, les paupières s'ouvrant pour libérer l'âme. Mais elle le regarda; elle était vivante, elle voyait encore comme une femme.
— Tu n'es pas mort, Samig. Nous avons cru qu'Aka t'avait tué.
Elle toussa. Une goutte de salive s'échappa de sa bouche et se posa sur la joue de Samig.
— Tu es trop fort. Tu es plus fort qu'Aka...
Soudain, elle réprima un cri et Samig s'aperçut
que ses yeux étaient maintenant posés sur
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