Ma soeur la lune
raison. Ils devaient quitter cette île. Même le centre était assez bas pour que les vagues y parviennent et les engloutissent. Comment Kayugh pouvait-il oublier ce qui était arrivé à sa famille voici des années? Comment Longues Dents et Oiseau Gris pouvaient-ils oublier? Samig et Amgigh avaient entendu les récits de leur père sur cette époque des vagues géantes.
Et pourquoi Kayugh devrait-il trouver Samig trop jeune pour mener? Lorsque lui-même avait conduit Longues Dents et Oiseau Gris et leurs épouses à la plage de Tugix, il n'avait que dix-huit étés, peut-être dix-neuf.
Non, Kayugh ne pouvait oublier ce qui était arrivé à son peuple, mais il ne pouvait non plus oublier ce que la place de chef lui avait coûté. Deux épouses : la vieille Jambe Rouge, la belle Blanche Rivière. Et il avait failli perdre aussi Amgigh.
Les esprits mettent toujours à l'épreuve celui qui mène son peuple. Samig était alananasika. Un jeune homme fort, très avisé malgré son petit nombre d'étés. Qu'il conduise, songea Kayugh. Il a déjà perdu Kiin. Cette perte devrait être suffisante. Les esprits ne lui en demanderont pas plus. Mais moi... comment pourrais-je prendre le risque de perdre Chagak ?
L'air était humide d'une bruine qui porta avec clarté les paroles des funérailles de Petit Canard jusqu'aux oreilles de Kayugh.
Samig évoquait la nécessité pour un peuple de travailler ensemble, la force du nombre comparée à la force d'un seul. Il se pencha et tira un brin d'herbe du sol, qu'il brisa aisément entre ses doigts. Puis il arracha une pleine poignée d'herbe, la tordit et essaya de casser la mèche tordue.
La mèche refusait de céder. Samig l'exhiba. Il posa les yeux sur chaque membre de la tribu, même Amgigh, même Oiseau Gris.
— Je ne veux pas partir seul, déclara Samig. Je suis faible lorsque je suis seul. Mais tous ensemble, nous sommes forts.
Puis il entonna un chant funèbre et expliqua que les femmes avaient décidé de faire des funérailles à la manière des Chasseurs de Baleines puisqu'il n'y avait pas d'ulaq des morts et pas le temps d'en creuser un. Samig ramassa une pierre qu'il déposa sur l'étroite tombe de Petit Canard.
Kayugh rejoignit alors son peuple. Il prit une pierre et cueillit trois brins d'herbe. Il posa la pierre contre les pieds de Petit Canard, puis se tourna vers Samig à qui il tendit les trois brins d'herbe.
— Je pars avec toi. Moi, ma femme et ma fille Mésange.
Longues Dents en fit autant, pour lui, pour Nez Crochu. Puis Premier Flocon, et enfin Oiseau Gris l'imitèrent. Pendant un moment, Amgigh resta debout, seul à l'écart des autres. Puis, à son tour, il tira un brin d'herbe, posa sa pierre sur la tombe, et se tourna non vers Samig, mais vers Kayugh à qui il tendit son brin d'herbe.
— Je vais où tu vas.
61
Pendant de nombreux jours, Qakan pagaya aussi dur que Kiin. Ils se reposaient sur des rives rocheuses, délaissant les criques et les bonnes plages pour accoster à marée basse sur d'étroites crêtes dangereusement proches de la mer, des endroits où Qakan pensait que le Corbeau n'irait pas les chercher.
Mais un après-midi, le soleil était encore haut dans le ciel, Kiin repéra une grande plage protégée par des bras de terre et traversée par un courant étroit qui se jetait dans l'eau.
— Nous de-devrions nous arrêter là.
Qakan refusa d'un signe de tête.
— C'est un lieu où le Corbeau descendrait. Les hommes de nombreux villages viennent y commercer au milieu de l'été.
Pourtant, voyant la courbe de la plage, Kiin se rappela que les femmes Morses en évoquaient l'eau si bonne, les myriades d'oiseaux.
— Notre ik est 1-1-lent, objecta-t-elle. Si le Cor-Corbeau nous suivait, il nous aurait dé-déjà rattrapés. Que quelle... quelle importance pour lui? Il ne me v-veut pas. Il veut mes fils, et si grand-mère et tante ont réussi à le convaincre d'en tu-tuer un, il est peut-être content que je sois par-partie.
— Il ne te veut pas? s'étonna Qakan. Comment le sais-tu ?
— Il me l'a d-dit. Il veut le pouvoir d'un ch-cha-man. Il croit que mes f-fils ont le p-pouvoir. Mais grand-mère et tante l'ont peut-être convaincu...
— Ce sont mes fils, coupa Qakan. Pas question qu'on me les prenne.
Kiin haussa les épaules. Qakan et elle se disputaient à ce sujet depuis qu'ils avaient quitté le village. Le premier jour, Kiin avait expliqué que les bébés appartenaient à Amgigh et à Samig. Elle avait
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