Ma soeur la lune
l'homme en lui.
— N-n-non, avait rétorqué Kiin, dégoûtée. Tu n'aurais pas la-la-la force de faire des-des fils.
Sur quoi elle s'était ruée hors de l'ulaq et Qakan, trop paresseux, ne l'avait pas pourchassée. Elle avait attendu dehors le retour de sa mère partie pêcher des oursins. Depuis lors, Qakan ne lui avait plus adressé la parole.
La poitrine de Kiin se gonfla soudain de joie, à en éclater. C'est bon d'être loin de l'ulaq de mon père, d'être à l'abri de Qakan.
— Kiin ! appela Nez Crochu.
Kiin regarda vers la plage et vit Nez Crochu portant deux autres bâtons de poissons. Elle se leva pour l'aider, mais Qakan se hâta à la rescousse et en prit un.
Ils remontèrent le tout et s'arrangèrent pour que la claie ne bascule ni d'un côté ni de l'autre.
— Tu peux rester à surveiller, proposa Nez Crochu à Kiin. J'ai demandé à Chagak de venir dans l'ulaq de mon mari. Petit Canard et moi allons tresser des paniers.
Une fois Nez Crochu repartie pour l'ulaq de Longues Dents, Kiin s'assit sur ses talons et tira son suk sur ses genoux. Qakan s'accroupit près d'elle.
— Je vais bientôt m'en aller, lâcha-t-il.
Kiin leva sur son frère des yeux étonnés.
— Pour marchander. Je suis un commerçant, ajouta-t-il avec agressivité, comme s'il s'attendait à un désaccord de la part de sa sœur.
Kiin se redressa et menaça les oiseaux de son bâton.
— Il me faut davantage de choses à échanger, continua Qakan. As-tu fini d'autres nattes et d'autres paniers ? Si tu me les donnes, je te rapporterai quelque chose de bien.
Kiin regarda Qakan et sourit :
— Je-je-j'ai deux sacs à b-b-baies. On me les a dodo-donnés.
Elle vit le rouge monter au visage de Qakan mais poursuivit :
— Ils sont dans l'ulaq de Kayugh. Mais je-je-je ne peux pas laisser les claies pour-pour l'instant.
— J'y vais.
Kiin haussa les épaules. Qakan se dressa sur ses pieds.
— Je rapporterai quelque chose de bien, répéta-t-il.
Kiin tourna le dos à Qakan et balança sa badine contre les mouettes. Qakan sera parti, peut-être tout l'été, se dit-elle. Que demander de plus ?
Puis elle se rappela les mots de Nez Crochu. Coquille Bleue avait voulu Kiin. À sa façon, elle l'avait protégée. Quelque chose de dur qui était depuis longtemps dans son cœur parut s'envoler, allégeant sa poitrine.
Et Kayugh avait promis son fils Amgigh comme époux afin de sauver sa vie. Elle ne pourrait jamais se permettre de souhaiter Samig pour époux. Elle était vivante grâce à Amgigh.
Mais comment pouvait-elle oublier les jours où Amgigh tournait la tête avec embarras à la vue de ses bleus? Samig, et non Amgigh, s'était assis près d'elle, la réconfortant de douces paroles jusqu'à ce qu'elle ne sente plus ses muscles douloureux, ni ses blessures lancinantes au dos et aux bras.
Une fois, alors que son père l'avait battue si fort que Kiin était incapable de se rappeler comment elle avait pu franchir le chemin qui séparait l'ulaq de son père de celui de Kayugh, Chagak lui avait préparé un lit dans la grande pièce centrale, près de la chaleur des lampes à huile. Puis, Samig lui avait pris la main, il avait dit qu'il la voulait pour femme, qu'il paierait la dot, tout ce que son père exigerait.
— Je te veux pour épouse, avait-il dit.
Kiin avait scruté le visage de Samig, le front large et fort, les pommettes hautes et inclinées. Puis ses yeux s'étaient comme accrochés et soumis au pouvoir des yeux de Samig.
— Je te promets, avait déclaré Samig, laissant courir un doigt sur sa joue, un jour tu seras ma femme et je te protégerai.
Mais cette promesse était celle d'un garçon. Cette promesse-là, Samig ne pouvait pas la tenir. Si bien qu'Amgigh était le mari de Kiin, un bon mari. Peut-être portait-elle déjà son enfant. Kiin tendit la main pour rajuster une claie et, ce faisant, entendit son esprit murmurer, comme s'il s'adressait avec douceur à quelque chose en elle-même, comme si Kiin n'était pas censée entendre : « Ou peut-être portes-tu l'enfant de Samig. »
Kiin caressa sa dent de baleine. Non, songea-t-elle, Samig était avec les Chasseurs de Baleines, il prendrait une femme de chez eux.
Elle se souvint de la baleine qui s'était échouée sur la plage des Premiers Hommes quelques années plus tôt : la viande, les os pour les chevrons d'ulaq, et l'huile, propre et sans fumée, pour les lampes. C'était bien que Samig apprenne à chasser la baleine. Bien pour lui
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