Ma soeur la lune
n'osait pas défier son mari pour honorer la fille qu'il haïssait. Combien de fois Coquille Bleue avait-elle regardé Oiseau Gris battre Kiin, pleurant, mais ne tentant rien pour l'arrêter?
— Je-je ne permettrai jamais à mon mari de ba-ba-battre un de mes enfants, affirma Kiin. Il pourrait me-me-me battre moi à la place.
— Je ne prétends pas que ta mère a toujours bien agi, repartit Nez Crochu. Mais tu dois comprendre que la colère de ton père envers toi vient de ce que tu n'es pas un fils. Il n'y a pas d'autre raison. Tu es belle. Il se vante souvent de ta beauté. Longues Dents me l'a dit.
La surprise laissa Kiin sans voix. Son père la trouvait belle?
— Mais ma-ma-ma mère..., bafouilla-t-elle enfin.
— Aurait dû l'en empêcher? poursuivit Nez Crochu à sa place. Oui, elle aurait dû au moins essayer. Mais tu ne dois pas oublier ce qu'elle a fait pour toi.
Kiin fronça les sourcils et Nez Crochu enchaîna :
— Ton père voulait te tuer après ta naissance.
Kiin hocha la tête.
— Qakan me l'a s-s-souvent répété.
— Kayugh a obligé ton père à te laisser vivre en promettant Amgigh comme mari pour toi. Ton père s'est vengé en refusant de t'attribuer un nom. Ainsi, Kayugh ne pouvait pas tenir sa promesse et te donner à Amgigh. Comment pouvait-il demander à Amgigh d'abandonner tout espoir d'avoir des fils? Ou prendre le risque que tu voles l'âme d'Amgigh ?
— Je n'aurais jamais volé l'âme d'un homme.
Nez Crochu haussa les épaules.
— Ta mère aurait pu te donner au vent. Elle aurait pu te laisser mourir. Il n'y aurait ainsi pas eu de disputes ni de colère dans notre village.
— Kayugh aurait pu être en colère..., commença Kiin.
Une fois encore, Nez Crochu haussa les épaules.
— Il y a de nombreuses façons pour un bébé de mourir. C'est facile d'étouffer un enfant et de dire qu'il est mort dans son sommeil. Ta mère devait tout le temps veiller sur toi. Elle ne te laissait jamais seule. Même quand elle partait à la pêche, elle t'attachait dans son dos. Songe comme il aurait été simple pour elle d'obéir à ton père, de t'étouffer une nuit, de taire la vérité à tous et de ramener la paix dans l'ulaq de ton père.
Nez Crochu s'interrompit mais Kiin ne souffla mot. Cela avait été si facile d'en vouloir à chaque membre de sa famille, de tenir sa solitude et sa peur si serrées contre elle que les joies de la vie ne pouvaient passer.
— Tu comprends ce que je te dis ? demanda Nez Crochu.
Kiin leva les yeux qui croisèrent ceux de la femme.
— Oui.
Nez Crochu sourit et se releva. Elle s'empara d'un bâton à enfiler et, avec l'aide de Kiin, entreprit d'y ficeler le poisson vidé. Une fois emplie la première baguette, les deux femmes la portèrent en haut de la plage sur un endroit rocheux et plat à l'abri des falaises. Là, les hommes avaient dressé des claies de séchage. Adossées aux falaises, les claies étaient mieux protégées des oiseaux et une seule femme suffisait à éloigner les mouettes et les corbeaux.
Chaque claie de bois flotté possédait de larges supports fourchus, maintenus à la verticale par des piles de roches et de graviers. Chaque support retenait trois pieux, un dans la fourche supérieure, deux dans des niches creusées sur les côtés. Kiin et Nez Crochu posèrent le bâton de poissons dans la niche fourchue des supports les plus proches.
— Tu surveilles, dit Nez Crochu en tendant à Kiin une grande badine permettant de repousser les oiseaux. Je vais en chercher un autre.
Kiin s'accroupit près des claies. Les mouettes tournoyaient et s'appelaient, se disputant la meilleure place. Kiin se mit debout et fit tournoyer la badine au-dessus de sa tête. Les mouettes battirent en retraite pour virer en direction de la pile d'entrailles abandonnée à la marée. Kiin s'accroupit de nouveau près des claies.
— As-tu besoin d'aide?
Surprise, Kiin leva les yeux. C'était Qakan.
— Nez Crochu est-est sur la-la-la plage. Aide-la à porpor-porter les bâtons.
— Je préférerais t'aider, toi.
Les pensées de Kiin revinrent à la nuit précédant celle où elle était devenue la femme d'Amgigh. Elle et Qakan étaient seuls dans l'ulaq de leur père. Kiin tissait des nattes, Qakan était appuyé contre une pile de peaux de phoque bourrées de plumes d'oie.
— Penses-tu que je serai un bon mari? avait demandé Qakan.
Puis il avait relevé le pan de son tablier pour lui montrer ce qui était
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