Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
la conduire en haut par la main, comme une enfant. Alors,
revoyant le jour dans sa cuisine, elle s’assit au coin de l’âtre et
fondit en larmes, priant et remerciant le Seigneur de l’avoir
sauvée ; ce qui prouve bien que les vieilles gens tiennent à
la vie autant que les jeunes.
Les heures de désolation qui suivirent, et le
mouvement que dut se donner l’oncle pour se rendre à l’appel de
tous les malheureux qui réclamaient ses soins resteront toujours
présents à ma mémoire. Il ne se passait pas d’instant qu’une femme
ou bien un enfant n’entrât chez nous en s’écriant :
– Monsieur le docteur… bien vite… qu’il
vienne ! mon mari… mon frère… ma sœur sont malades !
L’un avait été blessé, l’autre était devenu
comme fou de peur ; l’autre, étendu tout de son long, ne
donnait plus signe de vie.
L’oncle ne pouvait être partout.
– Vous le trouverez dans telle maison,
disais-je à ces malheureux ; dépêchez-vous.
Et ils partaient.
Ce n’est que bien tard, vers dix heures, qu’il
revint enfin. Lisbeth s’était un peu remise ; elle avait fait
du feu sur l’âtre et dressé la table comme à l’ordinaire ;
mais le crépi du plafond, les éclats de vitres et de bois
couvraient encore le plancher. C’est au milieu de tout cela que
nous nous assîmes à table, et que nous mangeâmes en silence.
De temps en temps, l’oncle relevait la tête,
regardant sur la place les torches qui se promenaient autour des
morts, les charrettes noires qui stationnaient devant la fontaine,
avec leurs petits bidets du pays, les fossoyeurs, les curieux, tout
cela dans les ténèbres. Il observait ces choses gravement, et tout
à coup, vers la fin du repas, il se prit à me dire, la main
étendue :
– Voilà la guerre, Fritzel !
Regarde, et souviens-toi !… Oui, voilà la guerre : la
mort et la destruction, la fureur et la haine, l’oubli de tous
sentiments humains. Quand le Seigneur nous frappe de ses
malédictions, quand il nous envoie la peste et la famine, au moins
ce sont des fléaux inévitables décrétés par sa sagesse ; mais
ici, c’est l’homme lui-même qui décrète la misère contre ses
semblables, et c’est lui qui porte au loin ses ravages sans
pitié.
« Hier, nous étions en paix, nous ne
demandions rien à personne, nous n’avions pas fait de mal, et tout
à coup des hommes étrangers sont venus nous frapper, nous ruiner et
nous détruire. Ah ! qu’ils soient maudits, ceux qui provoquent
de tels malheurs par esprit d’ambition ; qu’ils soient
l’exécration des siècles !
« Fritzel, souviens-toi de cela ;
c’est tout ce qu’il y a de plus abominable sur la terre. Des hommes
qui ne se connaissent pas, qui ne se sont jamais vus, et qui tout à
coup se précipitent les uns sur les autres pour se déchirer !
Cela seul devrait nous faire croire en Dieu, car il faut un vengeur
de telles iniquités. »
Ainsi parla l’oncle gravement ; il était
très ému ; et moi, la tête baissée, j’écoutais, retenant
chacune de ses paroles et les gravant dans ma mémoire.
Comme nous étions ainsi depuis une demi-heure,
une sorte de dispute s’éleva dehors, sur la place ; nous
entendîmes un chien gronder sourdement, et la voix de notre voisin
Spick dire d’un air irrité :
– Attends… attends… gueux de chien, je
vais te donner un coup de pioche sur la nuque. Ça, c’est encore un
animal de la même espèce que ses maîtres : ça vous paye avec
des assignats et des coups de dents ; mais il tombe
mal !
Le chien grondait plus fort.
Et d’autres voix disaient au milieu du silence
de la nuit :
– C’est drôle tout de même… Voyez… il ne
veut pas quitter cette femme… Peut-être qu’elle n’est pas tout à
fait morte.
Alors l’oncle se leva brusquement et sortit.
Je le suivis.
Rien de plus terrible à voir que les morts
sous le reflet rouge des torches. Il ne faisait pas de vent, mais
la flamme se balançait tout de même, et tous ces êtres pâles, avec
leurs yeux ouverts, semblaient remuer.
– Pas morte ! criait Spick, est-ce
que tu es fou, Jeffer ? Est-ce que tu crois en savoir plus que
les chirurgiens de l’armée ? Non… non… elle a reçu son compte…
et c’est bien fait ! c’est cette femme qui m’a payé mon
eau-de-vie avec du papier. Allons, ôtez-vous de là que j’assomme le
chien et que ça finisse !
– Qu’est-ce qui se passe donc ? dit
alors l’oncle d’une voix forte.
Et
Weitere Kostenlose Bücher