Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
tous ces gens se retournèrent comme
effrayés.
Le fossoyeur se découvrit, deux ou trois
autres s’écartèrent, et nous vîmes sur les marches de la fontaine
la cantinière étendue, blanche comme la neige, ses beaux cheveux
noirs déroulés dans une mare de sang, sa petite tonne encore sur la
hanche, et les mains pâles jetées à droite et à gauche sur la
pierre humide où coulait l’eau. Plusieurs autres cadavres
l’entouraient, et le chien caniche que j’avais vu le matin avec le
petit tambour, les poils du dos hérissés, les yeux étincelants et
les lèvres frémissantes, debout à ses pieds, grondait et
frissonnait en regardant Spick.
Malgré son grand courage et sa pioche, le
cabaretier n’osait approcher, car il était facile de voir que s’il
manquait son coup, cet animal lui sauterait à la gorge.
– Qu’est-ce que c’est, répéta
l’oncle.
– Parce que ce chien reste là, fit Spick
en ricanant, ils disent que la femme n’est pas morte.
– Ils ont raison, dit l’oncle d’un ton
brusque, certains animaux ont plus de cœur et d’esprit que certains
hommes. Ôte-toi de là.
Il l’écarta du coude et s’avança droit vers la
femme en se courbant. Le chien, au lieu de sauter sur lui, parut
s’apaiser et le laissa faire. Tout le monde s’était approché ;
l’oncle s’agenouilla, découvrit le sein de la femme et lui mit la
main sur le cœur. On se taisait ; le silence était profond.
Cela durait depuis près d’une minute, lorsque Spick dit :
– Hé ! hé ! hé ! qu’on
l’enterre, n’est-ce pas, monsieur le docteur ?
L’oncle se leva, les sourcils froncés, et
regardant cet homme en face, du haut en bas :
– Malheureux ! lui dit-il, pour
quelques mesures d’eau-de-vie que cette pauvre femme t’a payées
comme elle pouvait, tu voudrais maintenant la voir morte, et
peut-être enterrée vive !
– Monsieur le docteur, s’écria le
cabaretier en se redressant d’un air d’arrogance, savez-vous qu’il
y a des lois, et que…
– Tais-toi, interrompit l’oncle, ton
action est infâme !
Et, se tournant vers les autres :
– Jeffer, dit-il, transporte cette femme
dans ma maison ; elle vit encore.
Il lança sur Spick un dernier regard
d’indignation, tandis que le fossoyeur et ses fils plaçaient la
cantinière sur le brancard. On se mit en marche ; le chien
suivait l’oncle, serré contre sa jambe. Quant au cabaretier, nous
l’entendions répéter derrière nous, près de la fontaine, d’un ton
moqueur :
– La femme est morte ; ce médecin en
sait autant que ma pioche ! La femme est finie… qu’on
l’enterre aujourd’hui ou demain, cela ne fait rien à la chose… On
verra lequel de nous deux avait raison.
Comme nous traversions la place, je vis le
mauser et Koffel qui nous suivaient, ce qui me soulagea le cœur,
car depuis la nuit, une sorte de frayeur s’était emparée de moi,
surtout en face des morts, et j’étais content d’être avec beaucoup
de monde.
Le mauser marchait devant le brancard, une
grosse torche à la main ; Koffel, près de l’oncle, semblait
grave.
– Voilà de terribles choses, monsieur le
docteur, dit-il en marchant.
– Ah ! c’est vous, Koffel ! fit
l’oncle. Oui, oui, le génie du mal est dans l’air, les esprits des
ténèbres sont déchaînés !
Nous entrions alors dans la petite allée
remplie de plâtras ; le mauser, s’arrêtant sur le seuil,
éclaira Jeffer et ses fils, qui s’avançaient d’un pas lourd. Nous
les suivîmes tous dans sa chambre, et le taupier, levant sa torche,
s’écria d’un ton solennel :
– Où sont-ils, les jours de tranquillité,
les instants de paix, de repos et de confiance après le travail… où
sont-ils, monsieur le docteur ? Ah ! ils se sont envolés
par toutes ces ouvertures.
Alors seulement je vis bien l’air désolé de
notre vieille chambre, les vitres brisées, dont les éclats
tranchants et les pointes étincelantes se découpaient sur le fond
noir des ténèbres ; je compris les paroles du mauser, et je
pensai que nous étions malheureux.
– Jeffer, déposez cette femme sur mon
lit, dit l’oncle avec tristesse ; il ne faut pas que nos
propres misères nous fassent oublier que d’autres sont encore plus
malheureux que nous.
Et se tournant vers le taupier :
– Vous resterez pour m’éclairer, dit-il,
et Koffel m’aidera.
Le fossoyeur et ses fils ayant posé leur
brancard sur le plancher, placèrent la femme sur le
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