Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
d’une bouchée.
Scipio n’était pas dans de moins heureuses
dispositions ; la patte au bord de l’âtre, il regardait du nez
à travers les marmites, car le nez du chien, comme le dit
M. de Buffon, est une seconde vue fort délicate.
Après avoir bien regardé, je me mis à faire
des vœux pour le retour de l’oncle.
– Ah ! Lisbeth ! m’écriai-je en
rentrant, si tu savais comme j’ai faim !
– Tant mieux, tant mieux, me répondit la
vieille en jacassant toujours, l’appétit est une bonne chose.
Puis elle poursuivit ses histoires de village,
que Mme Thérèse semblait écouter avec plaisir. Moi, j’allais,
je venais de la salle à la cuisine, et Scipio me suivait pas à
pas ; il avait sans doute les mêmes idées que moi.
La nuit dehors devenait noire.
De temps en temps Mme Thérèse
interrompait la vieille servante, levant le doigt et
disant :
– Écoutez !
Alors tout le monde restait tranquille une
seconde.
– Ce n’est rien, faisait Lisbeth, c’est
la charrette de Hans Bockel qui passe ; ou bien :
« C’est la mère Dreyfus qui s’en va maintenant à la veillée
chez les Brêmer. »
Elle connaissait les habitudes de tous les
gens d’Anstatt, et se faisait un véritable bonheur d’en parler à la
dame française, maintenant qu’elle avait vu la sainte Vierge pendue
à son cou ; car sa nouvelle amitié venait de là, comme je
l’appris plus tard.
Sept heures sonnèrent, puis la demie. À la
fin, ne sachant plus que faire pour attendre, je me dressai sur une
chaise, et je pris dans un rayon l’
Histoire
naturelle
de M. de Buffon, chose qui ne m’était
jamais arrivée ; puis, les deux coudes sur la table, dans une
sorte de désespoir, je me mis à lire tout seul en français. Il me
fallait tout mon appétit pour me donner une pareille idée ;
mais à chaque instant je levais la tête, regardant la fenêtre, les
yeux tout grands ouverts et prêtant l’oreille.
Je venais de trouver l’histoire du moineau,
qui possède deux fois plus de cervelle que l’homme en proportion de
son corps, quand enfin un bruit lointain, un bruit de grelots se
fit entendre ; ce n’était encore qu’un bruissement presque
imperceptible, perdu dans l’éloignement, mais il se rapprochait
vite, et bientôt Mme Thérèse dit :
– C’est M. le docteur.
– Oui, fit Lisbeth en se levant et
remettant son rouet au coin de l’horloge, cette fois c’est lui.
Elle courut à la cuisine.
J’étais déjà dans l’allée, abandonnant
M. de Buffon sur la table, et je tirais la porte
extérieure en criant :
– C’est toi, mon oncle ?
– Oui, Fritzel, répondit la voix joyeuse
de l’oncle, j’arrive. Tout s’est bien passé à la maison ?
– Très bien, oncle, tout le monde se
porte bien.
– Bon, bon !
Au même instant, Lisbeth sortait avec la
lanterne, et je vis l’oncle sous le hangar, en train de dételer le
cheval. Il était tout blanc au milieu des ténèbres, et chaque poil
de sa houppelande et de son gros bonnet de loutre scintillait à la
lanterne comme une étoile. Il se dépêchait ; Rappel, tournant
la tête vers l’écurie, semblait ne pouvoir attendre.
– Seigneur Dieu, qu’il fait froid
dehors ! dit la vieille servante en accourant l’aider ;
vous devez être gelé, monsieur le docteur. Allez, entrez vite vous
réchauffer, je finirai bien toute seule.
Mais l’oncle Jacob n’avait pas l’habitude de
laisser le soin de son cheval à d’autres ; ce n’est qu’en
voyant Rappel devant son râtelier garni de foin, et les pieds dans
la bonne litière, qu’il dit :
– Entrons maintenant. Et nous entrâmes
tous ensemble.
– Bonnes nouvelles, madame Thérèse,
s’écria l’oncle sur le seuil, bonnes nouvelles ! J’arrive de
Kaiserslautern, tout va bien là-bas.
Mme Thérèse, assise sur son lit, le
regardait toute pâle.
Et tandis qu’il secouait son bonnet et se
débarrassait de sa houppelande :
– Comment, monsieur le docteur, fit-elle
vous venez de Kaiserslautern ?
– Oui, j’ai poussé jusque-là… Je voulais
en avoir le cœur net. J’ai tout vu… je me suis informé de tout,
dit-il en souriant ; mais je ne vous cache pas, madame
Thérèse, que je tombe de fatigue et de faim.
Il tirait ses grosses bottes, assis dans le
fauteuil, et regardait Lisbeth mettre la nappe d’un œil aussi
luisant que celui de Scipio et le mien.
– Tout ce que je puis vous dire,
s’écria-t-il en se relevant, c’est
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