Marc-Aurèle
portique.
J’avais froid. Je marchais. Je suivais des yeux les silhouettes des jeunes esclaves qui passaient de pièce en pièce pour allumer les lampes placées de part et d’autre des divinités du foyer.
Étais-je encore capable de croire en leur pouvoir, en leur protection ?
J’entrais dans ma bibliothèque. Les lampes éclairaient la statue de Marc Aurèle. Je baissais la tête, mais ne priais plus.
Je voyais seulement la statue d’un homme sage, d’un empereur-philosophe qui n’avait lui-même jamais exigé qu’on l’appelât Dieu, comme l’avait fait Domitien, ce « Néron chauve » dont Eclectos m’avait rappelé qu’il voulait que chacune des lettres qu’il dictait fut précédée par cette phrase : « Dominus et Deus noster. Notre maître et notre Dieu ordonne ce qui suit… »
Marc Aurèle n’était pas Dieu, je l’admettais.
Mais je m’emportais contre Eclectos, ce magicien grec, ce vieux rhétoricien, ce pédagogue savant qui cherchait même à me convaincre que mon maître n’avait été ni sage, ni philosophe, mais un persécuteur, lui aussi, à l’instar de Néron, Domitien, Trajan, Hadrien, ou Antonin dit pourtant le Pieux.
Et j’en voulais à Eclectos d’avoir entrepris de saccager mes certitudes.
Je regrettais le temps de mes dialogues avec Marc Aurèle.
L’empereur m’avait convaincu que ni le monde ni l’âme humaine ne pouvaient être changés.
Le sage était celui qui, ayant admis cela, n’ajoutait pas à la cruauté de la nature et au désordre des choses humaines, mais se préparait à subir sans protester ce que l’une et l’autre lui imposeraient.
Presque chaque jour Marc Aurèle m’avait répété l’une des pensées d’Épictète, son maître en philosophie et en sagesse, cet homme que Domitien avait chassé de Rome, et qui avait dit :
« Supporte et abstiens-toi. Douleur, tu ne me feras pas convenir que tu es un mal. Les délateurs et les accusateurs peuvent bien me condamner comme ils ont condamné Socrate. Mais ils ne peuvent me nuire. »
Je passais dans ma chambre.
Mon âme n’était que décombres. Je tâtonnais parmi eux. Pourquoi supporter et s’abstenir ? Épictète me paraissait aussi fou que ce Christos de conseiller la soumission !
Pourquoi souffrir ?
Je devinais sous leurs voiles les corps des jeunes esclaves qui s’affairaient dans la chambre, préparaient mon lit, disposaient sur la table basse des carafes de vin de Grèce et des vasques débordantes de fruits.
C’était la vie. Pourquoi la refuser ?
J’avais soif. Ma peau frissonnait au souvenir des caresses que les esclaves me prodiguaient.
Je claquais mes mains.
Qu’on me serve à boire ! Qu’on masse mon corps !
« Toi, allonge-toi près de moi ! Que tes seins et ton ventre, tes bras, tes mains, ta bouche fassent revivre ma jeunesse ! Le jour est proche où je ne serai plus que cendres. Souffle sur les braises afin que la flamme jaillisse encore ! »
J’ai crié de plaisir et de douleur mêlés.
13
J’ai baissé les yeux.
J’avais retrouvé Eclectos assis à la même place, sur le muret, entre les colonnes de porphyre, dans la même lumière blanche du soleil matinal.
La nuit m’avait semblé n’avoir été qu’un bref et intense cauchemar.
Ma jouissance s’était si vite dérobée que j’avais eu la tentation, pour la faire renaître, de frapper, d’humilier, de torturer le corps de la jeune esclave afin que de sa souffrance naquirent pour moi une émotion, une vibration, un désir soutenu.
Je m’étais repris.
J’avais repoussé au fond de moi le monstre qui venait de montrer sa gueule, ses dents et ses griffes. Mais je n’avais pu m’endormir et j’avais marché dans l’herbe mouillée de l’aube jusqu’au lever du soleil.
Eclectos était déjà là, dans la cour intérieure.
Il m’a d’abord fixé en silence, le visage douloureux, les yeux emplis de compassion.
Je n’ai pu supporter son regard et ai donc baissé les yeux.
Il a posé une main sur mon épaule.
Elle ne pèse pas. Elle ne cherche pas à m’attirer à lui. Et cependant je me courbe. Des mots inattendus qui lui appartiennent, dont il a, les jours précédents, émaillés ses propos, me montent à la gorge.
Ils m’étouffent et je les murmure.
— Jusqu’à quand cela durera-t-il ? Quand viendra l’heure de la moisson ?
— Le monde a perdu sa jeunesse, les temps commencent à vieillir, répond-il. Dieu s’approche.
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