Marc-Aurèle
Christos va revenir !
Je recule. La main d’Eclectos glisse le long de mon bras. Il a senti que je refuse encore sa croyance, sa promesse.
— Je sais ce que tu penses, Julius Priscus, me dit-il. D’autres que toi l’ont pensé et même écrit. Moi aussi j’ai joué avec ces idées-là comme avec des dés. Je les ai lancés, je les connais, regarde-les : si tu ne les affrontes pas, tu ne trouveras pas ton chemin.
Sa voix s’est faite plus grave ; il a psalmodié :
« Ô terre, qu’as-tu fait en donnant naissance à tant d’êtres destinés à la perdition ? Qu’il eût mieux valu que la conscience ne nous fût pas donnée, puisqu’elle n’aboutit qu’à nous faire torturer ! Que l’humanité pleure, que les bêtes se réjouissent : la condition de ces dernières est préférable à la nôtre ; elles n’attendent pas le jugement, elles n’ont pas de supplice à craindre, après la mort il n’existe plus rien pour elles. À quoi nous sert la vie, si nous lui devons un avenir de tourments ? Mieux vaudrait le néant que la perspective du jugement. Tout homme qui s’interroge, un jour prononce ces phrases. Tu les as pensées, Priscus. Elles germent naturellement en nous. Mais elles ne peuvent recevoir qu’une seule réponse. »
Il pose à nouveau la main sur mon épaule. Mais, cette fois, ses doigts s’agrippent à ma chair, s’y enfoncent.
« Julius Priscus, dit-il en détachant chaque mot, ce n’est pas Dieu qui a voulu la perte de l’homme. Ce sont les hommes formés de Ses mains qui ont souillé le nom de Celui qui les a faits, qui ont été ingrats envers Celui qui leur a donné la vie. »
Il se penche vers moi, m’attire à lui.
« Tout homme, fut-il empereur, qui a humilié, frappé, tué un autre homme, qui a ordonné supplices et tortures, a souillé le nom de Dieu parce que chaque homme est sacré. L’esclave comme le maître. Et c’est pourquoi Christos n’a pas prêché la révolte : pour ne pas tuer une part de Dieu en tuant l’homme, fut-il bourreau.
— Et si ce bourreau se proclame Dieu, s’il massacre tes frères et tes sœurs, ceux qui croient en Christos, tu n’appelleras pas à son châtiment ?
— Il le porte en lui, murmure Eclectos. Il vit dans la crainte. Il sait qu’on le guette. Qu’on le maudit. Qu’on attend sa mort. Il ne trouve plus le sommeil. Il entend à chaque instant le bruit des glaives et des poignards que l’on sort des fourreaux. La mort ne le quitte jamais. Voilà son châtiment ? Ce fut celui de Domitien. »
14
« Tout le monde souffrait », a murmuré Eclectos.
Il a fermé les yeux, rejeté la tête en arrière, l’appuyant à la colonne de porphyre puis, après un silence, il a pris une longue inspiration et s’est remis à raconter :
« Domitien, le Néron chauve, était emporté par une rage sombre, réfléchie. On eût dit une hyène s’acharnant sur les cadavres de ceux qui refusaient d’être des fauves, de devenir des délateurs, qu’il faisait supplicier et dont il suivait l’agonie. Il pourchassait les chrétiens, mes frères et mes sœurs. Il disait que nous étions les ennemis des dieux, des empereurs, des lois, des mœurs, de la nature toute entière. Il persécutait aussi les Juifs. Pour lui, Juifs et chrétiens étaient des impies, puisque nous refusions de célébrer les dieux de Rome. Mais c’est nous, chrétiens, qu’il faisait d’abord rechercher, jeter aux bêtes. Il assistait au carnage, vêtu en femme, dans sa loge impériale buvait jusqu’à l’ivresse, s’offrait à ses amants, souvent des gladiateurs, qui le sodomisaient au vu de tous. Et cet empereur prétendait être Dieu, exigeait de recevoir les honneurs divins ! Chaque jour, le chemin du Capitale était encombré de troupeaux qu’on menait à sa statue pour y être immolés. Et le sang de ces bêtes se mêlait à celui des humains. On l’a vu plonger ses mains dans la blessure d’un gladiateur qui agonisait, les lever, rougies, et les essuyer à la chevelure du mourant comme pour se venger du fait qu’il n’était qu’un « Néron chauve ». Il faisait égorger ceux dont il pensait qu’ils se moquaient de sa calvitie, ou bien de son corps devenu difforme avec son ventre énorme, ses jambes grêles, comme si, au fur et à mesure que sa perversité et sa cruauté se révélaient, son apparence changeait. Il interrogeait le malheureux dont on tenaillait les chairs, qu’on brûlait à la lame rougie au
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