Marc-Aurèle
ou bourreaux ?
Mais je me suis tu. Mon corps n’était-il pas une sorte de grotte où se terrait un animal féroce, celui que je voulais débusquer, vomir, mais dont je craignais qu’il ne fut encore là, ayant choisi de s’enfoncer au plus profond de moi ? Il me semblait que je distinguais dans l’obscurité de mon corps ces deux points ardents, les yeux du monstre, comme l’envers de mon propre regard.
« Les délateurs, a repris Eclectos, les provocateurs se pressaient autour de Domitien. Ils lui fournissaient chaque jour des listes de coupables, accompagnés des noms de leurs accusateurs rémunérés pour calomnier. Si tu avais vu le visage de Domitien, tu aurais su ce qu’est le monstre maléfique qui peut habiter en nous. Il entrouvrait sa bouche, passait le bout de sa langue sur ses lèvres, choisissait quelques noms, puis se dirigeait vers la salle des tortures où déjà les bourreaux s’apprêtaient, diligents, inventifs, soucieux de satisfaire les instincts pervers du monstre. Il a ainsi fait supplicier ses oncles, ses cousins, Flavius Sabinus et le fils de celui-ci, Flavius Clemens, des hommes qui marchaient vers Christos et refusaient de répandre le sang. Sais-tu qu’il suffisait de ne point se rendre à l’amphithéâtre – celui qu’avait fait construire Titus, ce Colisée où se pressaient des dizaines de milliers de spectateurs – pour paraître suspect et être dénoncé comme disciple de Christos ? Accusé d’être impie et lâche parce qu’on refusait d’acclamer les gladiateurs, les bêtes féroces auxquelles on livrait chaque jour des dizaines de corps pantelants ? »
Eclectos m’a tout à coup serré les poignets.
« Comment un homme peut-il se repaître de la souffrance et du sang d’autrui ? Comment la cruauté, le plaisir de donner la mort peuvent-ils être regardés comme des vertus ? Et le dégoût qu’inspirent ces supplices, ces jeux dans l’amphithéâtre, jugés comme une manifestation de lâcheté et d’impiété ? »
La pression de ses doigts, qui m’emprisonnaient comme des bracelets, s’est faite plus forte.
« Comment toi, Julius Priscus, peux-tu accepter de prier ces dieux de Rome qui ne sont que des statues de pierre qu’on dresse et qu’on honore, auxquelles il faut sacrifier et qui ne sont que des idoles barbares justifiant les carnages, les supplices ordonnés et perpétrés par ces empereurs monstrueux, leurs légions, leurs délateurs ? Celui qui ne s’oppose pas à ces actes cruels est complice du Mal. »
J’ai osé enfin le questionner :
« Faut-il tuer l’empereur-monstre, Eclectos ? Faut-il crever son corps avec une lame, faire souffrir l’homme qu’il est, voir jaillir son sang ? Est-ce cela que tu suggères, est-ce ce à quoi tu m’invites, comme Marcia et Hyacinthe l’ont déjà fait ? Faut-il tuer les tueurs et devenir ainsi l’un d’eux ?
— Christos n’a pas saisi le glaive, Julius Priscus. Il a prié. Il a pardonné à ceux qui l’ont crucifié.
— Et les monstres continuent de régner, Eclectos !
— Chasse d’abord celui qui se cache dans ton corps et dans les replis de ton âme. Rejoins Christos, Julius. Prie notre Dieu. Et tu trouveras le chemin ! »
12
J’ai longuement erré avant de trouver ma route.
Lorsque, à la nuit tombée, Eclectos s’éloignait après avoir effleuré mon front du bout de ses doigts, je me sentais désemparé.
Je ne voulais pas le suivre, l’entendre prêcher sa foi aux esclaves dont j’étais le Maître. Je ne pouvais imaginer de m’asseoir parmi eux, aux côtés de Sélos et de Doma, de réciter des prières pour honorer ce dieu Christos auquel, malgré le trouble qu’il causait en moi, je me refusais à croire.
Comment penser qu’il n’ait existé qu’un Dieu unique alors que j’avais vu dresser dans les villes de toutes les provinces de l’Empire les statues de dieux innombrables que chaque peuple vénérait ?
Pourquoi aurai-je dû les rejeter alors qu’ils présidaient depuis les origines aux destins de nos nations, et d’abord à la République et à l’empire de Rome qui avaient eu la sagesse de les rassembler tous, de tous les honorer, à l’exception de celui qui risquait d’exclure tous les autres, le Dieu des Juifs et celui des chrétiens qui, comme l’avait reconnu Eclectos, étaient issus d’un peuple unique aujourd’hui divisé ?
Je laissais donc Eclectos s’éloigner et restais seul sous le
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