Marc-Aurèle
pour remporter la victoire des âmes. Les Juifs, eux, se sont rebellés et ils sont morts dans leur Temple détruit, leur pays dévasté. Nous, chrétiens, avons accepté le supplice, la croix, le feu, les bêtes fauves, et Christos a souffert et est mort le premier, mais Il est ressuscité. C’est le destin de chacun de nous qui croyons en Lui, c’est l’histoire de notre Église. »
Il s’est penché :
« Écoute-moi, Julius Priscus. »
11
Eclectos m’a dit :
« Tous les monstres nous ont haïs, nous autres chrétiens, c’est donc que nous, sommes le vrai et le juste. »
Sa main, toujours posée sur ma cuisse, me transmettait les vibrations de sa voix.
J’ai en somme écouté Eclectos avec ma peau, et avant même que je comprenne le sens des mots qu’il prononçait, ils étaient en moi.
« Tu sais combien d’entre nous périrent durant le règne de la Bête, de l’Antéchrist, de Néron. Suétone, qui ne nous aime pas, raconte comment, dans les jardins de l’empereur, après l’incendie de Rome, nos frères et sœurs sont devenus des torches vivantes, crucifiés, flambeaux de chair pour éclairer les jeux que l’Antéchrist offrait à la plèbe. Puis sont venus Vespasien et Titus, et ils ont massacré le peuple juif qui s’était insurgé, je te l’ai déjà dit et tu le savais… »
Il a soupiré :
« J’ai connu Flavius Josèphe qui a raconté les souffrances de son peuple qu’il avait abandonné pour devenir le conseiller, le courtisan, l’ami de Vespasien et de Titus. Juif il était resté, ayant trahi les siens et survécu à leur destruction ou à leur dispersion pour transmettre leur foi. Et il était écouté. Des proches de l’empereur Titus adoptèrent la vie juive.
Penché sur moi, Eclectos s’est mis à parler plus bas comme pour me confier un secret :
« Juifs, chrétiens…, a-t-il murmuré ; la chrysalide se déchire pour que naisse le papillon. Les Juifs ont voulu nous retenir. Ils ont livré Christos aux Romains. Et ceux-ci ont détruit le Temple et la ville de Jérusalem. Et là même où Christos avait été crucifié, ils ont dressé une forêt de croix pour supplicier les Juifs. » Ses doigts se sont crispés sur ma cuisse. « Mais Juifs, chrétiens, nous sommes issus de la même fleur, de la même espèce ; les monstres nous ont frappés les uns et les autres, et parfois se sont servis des uns pour persécuter les autres… »
Il s’était appuyé à la colonne de porphyre. J’ai examiné son visage qui m’est apparu tourmenté, douloureux, creusé de rides, émacié, même ; sa barbe, mêlée aux mèches de ses cheveux, ne dissimulait pas les creux sous les pommettes qui, saillantes, semblaient sur le point de crever la peau.
« Nous autres chrétiens ne nous sommes jamais rebellés, nous avons accepté le martyre, nous avons chanté pendant qu’on nous clouait, nous fouettait, nous brûlait, et ce refus de nous battre comme des gladiateurs, notre acceptation de la mort ont déchaîné contre nous tous les monstres. Après Néron, le plus méchant qui ait existé fut Domitien. »
Eclectos a laissé son menton retomber sur sa poitrine.
« Je l’ai vu, puisque Dieu a voulu que je côtoie tous les empereurs jusqu’à ce monstre d’aujourd’hui, cette bête qui a resurgi, ce Commode qui est le fils authentique de tous les monstres depuis Néron, Domitien. Celui-ci… » Il a secoué la tête et a repris : « … celui-ci, un jeune homme souriant qui paraissait paisible, qui se promenait seul en méditant, puis qui, après avoir ainsi marché durant des heures dans les jardins du Palais impérial, ordonnait d’une voix apaisée, sans jamais cesser de sourire, que l’on tuât son neveu, Flavius Clemens, coupable seulement d’avoir été désigné par un crieur qui avait commis un lapsus, l’ayant nommé imperator et non pas consul ! Domitien tenait à assister aux supplices. Il se penchait sur les victimes, observait leur visage, et d’un geste demandait au bourreau d’enfoncer davantage la lame rougie au feu. Il semblait jouir des gémissements, des grimaces de douleur. Lorsqu’il s’agissait d’un chrétien, il lui murmurait : Tu vas ressusciter, remercie-moi de te conduire vers la Vie éternelle… »
J’aurai voulu l’interrompre : pourquoi Christos laissait-Il ainsi persécuter les siens ? Pourquoi laissait-Il proliférer comme des herbes malfaisantes ces hommes monstres, qu’ils fussent empereurs
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