Marc-Aurèle

à ses yeux qu’une danse macabre qui entraînait tous les vivants, qu’ils fussent esclaves, empereurs-philosophes ou savants.
    « Hippocrate, après avoir guéri bien des maladies, tomba lui-même malade et mourut, m’avait-il dit. Alexandre, Pompée, Caïus César, après avoir tant de fois rasé des villes entières et taillé en pièces, dans des batailles rangées, cavaliers et fantassins par dizaines de milliers, eux aussi finirent par quitter la vie. Après tant de savantes études sur l’embrasement final du monde, Héraclite mourut, son corps empli d’eau et sa peau toute enduite de bouse. Démocrite, ce fut la vermine qui le fit périr. La vie et le plaisir ne sont rien. L’accouplement n’est que frottements dans un petit boyau et, après un spasme, émission de morve. Cela va être ton tour de mourir, Priscus. Tu t’es embarqué, ta navigation est terminée, tu abordes : débarque… ! »
    Cette sagesse désespérée, tout mon corps et mon instinct l’avaient rejetée, même si ma raison l’admettait.
    Mais les chrétiens allaient au-delà de ce qu’avait pensé Marc Aurèle. Sélos espérait la mort avec joie et ferveur.
    Là était le changement intervenu dans les âmes, que je rejetais et qui, cependant, me fascinait.
    Et lorsque Eclectos est rentré de Rome, que je l’ai vu appuyer son long bâton contre la colonne de porphyre et s’asseoir sur le muret, dans la cour intérieure, je me suis précipité vers lui.
     
    Il m’a paru encore amaigri.
    Je voyais ses yeux enfoncés, ses tempes et ses joues hâves et, sous la peau tendue de son visage, les os tels qu’il apparaîtraient, blancs et nus, quand la mort les aurait dépouillés de leur fine enveloppe.
    Un peu haletant, la voix exténuée, il a commencé à me faire le récit de son voyage à Rome, à me rapporter les propos de Marcia et de Hyacinthe qui lui avaient décrit les nouveaux crimes de l’empereur.
    Commode était plus monstrueux que l’avaient été Néron l’Antéchrist et Domitien la Bête chauve :
    « Le Seigneur est proche, a murmuré Eclectos. Le châtiment va frapper le Palais impérial, cette ville et cet empire maléfiques. La mort va recouvrir toutes les cités, toutes les provinces d’un grand voile noir. Et les hommes périront. Alors Christos jugera, et renaîtront ceux qui ont cru en Lui.
    « Toi aussi, ai-je dit, comme cet Ignace d’Antioche, tu marches avec allégresse vers la mort ! »
    Il s’est étonné : seuls les chrétiens connaissaient l’évêque de Syrie, Ignace le martyr.
    « Je ne sais rien de lui, ai-je protesté.
    — Mais il t’habite déjà ! », a-t-il souligné.
    Tête baissée, il a murmuré des mots que je n’entendais pas, sans doute une prière à Christos.
    « Ils l’ont condamné à mort, a-t-il repris. L’empereur Trajan régnait. Parce qu’Ignace n’était pas citoyen romain, ils ont décidé de le conduire à Rome et de le livrer aux bêtes dans l’amphithéâtre. Il avait une noble stature, un visage beau et serein. Il était digne d’être sacrifié devant la plèbe de Rome.
    « On l’embarqua sur une trirème, mais les soldats qui le gardaient n’osèrent pas le jeter à fond de cale, même s’ils l’enchaînèrent et se conduisirent avec lui comme dix léopards. C’est Ignace qui les comparait à ces fauves.
    « Mais Dieu entoure les hommes qu’il a choisis d’un halo. Ils sont habités par une foi si grande qu’elle rayonne et tient à distance les pires bourreaux. Ils ont beau les tuer, les supplicier, ils les craignent et les respectent. On sent qu’ils appartiennent déjà à un autre monde.
    « Ignace est donc resté sur le pont, et à chaque escale il a pu rencontrer les chrétiens des villes d’Asie. Il a pu écrire et confier ses lettres à des courriers. On a lu ses épîtres à Smyrne, à Éphèse, à Tyr, à Césarée, à Alexandrie et dans les villes des provinces de Bithynie, de Phrygie et même de Gaule. Les chrétiens de Lugdunum, les pères de ceux qui sont morts devant tes yeux aveugles, sont aussi les fils d’Ignace d’Antioche.
    « On l’a ainsi connu dans tout l’Empire. Et il a adressé une de ses lettres aux Romains. »
    Eclectos s’est interrompu et m’a longuement dévisagé.
    « Tu la liras et tu verras briller l’âme d’un chrétien. »

 
     
19
    J’ai lu la lettre d’Ignace aux chrétiens de Rome.
    Les mots en ont résonné en moi et fait trembler et mon corps et mon âme.
     
    Il dit