Marc-Aurèle
Dieu », avait écrit Ignace.
« La mort avec Christos est la vie », avait dit Ecletos.
« De même que tu es écœuré par les jeux de l’amphithéâtre et des lieux semblables, tavernes et lupanars, parce qu’on y voit toujours les mêmes choses et que la monotonie rend le spectacle fastidieux, tu éprouveras les mêmes sentiments à considérer la vie d’un bout à l’autre. Tout, de haut en bas, est pareil, provenant des mêmes causes », avait écrit Marc Aurèle.
Et il avait ajouté cette interrogation que j’ai répétée à chacun de mes pas sur cette via Appia, chemin de douleur pour tant d’hommes :
« Jusqu’à quand, jusqu’à quand ? »
21
Jusqu’à quand ?
En retrouvant ma demeure, j’ai cru me débarrasser de cette question aussi irritante qu’une poussière qu’on ne parvient pas à chasser de son œil.
Les esclaves m’ont entouré, sitôt descendu de ma litière. Ils m’ont saisi les mains, les ont embrassées en murmurant qu’ils remerciaient les divinités de m’avoir protégé, rendu à ma maison, à ceux qui me servaient, me vénéraient.
La demeure n’était en ordre, ont-ils ajouté en m’entraînant vers les thermes, que lorsque je l’habitais. J’en étais le protecteur, l’empereur, le dieu. Sans ma présence, le chaos s’installait, les impies prêchaient la rébellion. Les esclaves me rendaient grâce d’être revenu si vite.
Bercé par leurs voix serviles, je n’ai guère prêté attention à leurs propos.
Dans les thermes, j’ai laissé les jeunes esclaves me déshabiller, leurs mains agiles voletant autour de moi, et lorsque je me suis retrouvé nu, j’ai eu l’impression que ces pensées, ces interrogations qui avaient scandé mes pas le long de la via Appia étaient ensevelies sous mes vêtements souillés de sueur, de poussière et de boue, désormais amoncelés sur les dalles de marbre.
La vapeur du caldarium m’a enveloppé, étourdi.
Je me suis glissé dans le bain brûlant où mon corps et mes inquiétudes ont paru se dissoudre.
Que m’importait à cet instant de savoir jusqu’à quand se prolongerait ma vie ? Jusqu’à quand perdurerait l’empire de Rome et le genre humain qu’il gouvernait ? jusqu’à quand les hommes craindraient ou désireraient la mort ?
Je me suis sous doute assoupi, ne me réveillant vraiment qu’au moment où les esclaves ont commencé à me masser, leurs doigts paraissant repousser ma peau du bas de mes reins vers ma nuque, et j’ai eu l’impression qu’ainsi sortaient de moi et ma fatigue et mes craintes.
J’étais un homme rajeuni, apaisé.
J’ai quitté les thermes et me suis dirigé vers la cour intérieure où je pensais marcher lentement sous le portique en lisant, en profitant de la dernière lumière, la plus douce, celle qui précède la nuit.
Soudain, en face de moi, envahissant la cour, occupant tout le portique, montant sur le muret, entourant les colonnes de porphyre, j’ai vu cette foule au premier rang de laquelle se trouvaient des soldats et un centurion. Je reconnus les visages de certains de mes esclaves, mais grimaçants. Les soldats se sont arrêtés à quelques pas. Le centurion s’est avancé, s’est incliné :
« Dans ta demeure, a-t-il dit, se cachent des impies qui refusent de sacrifier à nos dieux et à l’empereur. Ils se rassemblent la nuit. Profitant de ton absence, ils organisent sous ton toit des orgies, des banquets. Ils dévorent de la chair d’enfant. Ils en boivent le sang. Ils maudissent l’empereur, violent les lois de Rome ! »
Des voix venues de la foule roulaient, résonnaient sous le portique et dans toute la cour : « À la porte, les chrétiens ! Les chrétiens aux lions ! »
« Ils s’embrassent à pleine bouche », a lancé une femme.
Il m’a semblé qu’elle était l’une de celles que Sélos avait poussées dans ma chambre, jeune vierge aux traits affaissés, au corps déjà défraîchi.
« Ils s’accouplent comme des animaux, a dit une autre. Ils s’unissent entre frères et sœurs, parents et enfants. Ce sont des porcs !
— Tu dois nous les livrer, a repris le centurion. Ils seront jugés à Capoue.
— Les chrétiens aux lions ! », a hurlé la foule.
Je me suis avancé, j’ai fixé le centurion jusqu’à ce qu’il baisse les yeux.
« Que fais-tu chez moi ? As-tu un ordre de l’empereur pour t’introduire dans la demeure d’un chevalier ? Montre-moi cet ordre ! »
Le
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