Marc-Aurèle
Hyacinthe. Ils sont chrétiens. Tu peux retenir leur bras.
— Ils écoutent Dieu tout comme je L’écoute.
— Ton Dieu dit à chacun ce qu’il espère entendre.
— Tu as beau penser cela, Priscus, comment peux-tu être sûr d’avoir raison ? »
J’ai détesté ce matin-là ce réthoriqueur qui ne me fournissait jamais une réponse précise et me laissait emprisonné dans mes questions lancinantes.
Que voulait, que pouvait son Dieu ? Qu’attendait-Il de moi et des autres hommes en général ?
Était-il différent de ces divinités qui n’existaient que par la magie des prêtres et la crédulité de ceux qui les écoutaient ?
Je me suis souvenu de mon maître Marc Aurèle qui s’inclinait devant les dieux de Rome, honorait leurs temples et leurs prêtres, veillait à ce que processions et sacrifices fussent accomplis, mais dont j’avais pourtant deviné la réserve et même l’ironie sceptique.
« Ce sont des enfants qui ont encore la morve au nez, ceux qui croient qu’on peut changer le monde !, m’avait-il dit. Le temps, le mouvement de l’univers sont des torrents sur lesquels nous n’avons aucune prise, qui entraînent toute chose, toute pensée. »
J’avais interrompu Marc Aurèle, évoquant les dieux et les rituels religieux qu’il respectait.
« Je suis l’empereur du genre humain. Je dois respecter les croyances et religions de l’Empire, combattre celles qui affaiblissent et contreviennent à nos lois et nos traditions. Mais les dieux sont loin, Priscus, et nous ne sommes que des grains minuscules. Contente-toi des menues améliorations que tu peux, toi, accomplir en toi-même. Et si tu y réussis, ne crois pas que ce soit peu de chose ! Changer les dispositions intérieures des hommes, voilà ce que tu dois vouloir. Car sans le changement des cœurs et des opinions, à quoi sert le reste ? Quels que soient les gestes et les paroles des hommes et le gouvernement de l’empereur, il n’y aurait que des esclaves et des hypocrites. »
J’ai médité ce propos en regardant s’éloigner Eclectos.
Il avançait d’un pas lent, se dirigeant vers la via Appia, s’appuyant sur un long bâton qu’il tenait fermement et qui semblait être le double de sa maigre silhouette autour de laquelle flottaient les pans de sa tunique blanche.
Il avait refusé la litière et le chariot que je lui proposais.
J’avais alors souhaité que des esclaves cheminent à ses côtés afin de le protéger, de porter sa nourriture, de le soutenir si la fatigue venait à le terrasser.
Il avait souri :
« Dieu me voit, avait-il murmuré. Dieu choisit. Il sait que j’ai hâte de Le rejoindre. La paix est en moi. »
Il m’a ému. Je me suis senti coupable de l’avoir confondu avec ces astrologues, ces devins qui lisaient, dans les cadavres des animaux éventrés ou égorgés, les intentions des divinités qu’ils servaient.
Eclectos était différent.
Ni magicien, ni esclave, ni hypocrite.
Je me suis interrogé : et si son dieu, Christos, était le seul dieu capable de réaliser ce qu’espérait Marc Aurèle – en chaque homme, le changement de l’âme ?
17
J’ai douté que Christos, fut-il le fils d’un Dieu unique tout-puissant, pût changer l’âme des hommes.
Je savais de quoi ceux-ci étaient capables.
À Capoue où je me suis rendu avec Sélos dans les jours qui ont suivi le départ d’Eclectos pour Rome, je les ai vus se jeter comme une meute enragée sur un passant à la peau brune d’Oriental. Ils avaient dû le suivre et, à un signal convenu, ils ont bondi, le frappant à coups de pierres et de gourdins.
J’ai retenu Sélos qui avait voulu s’élancer alors que l’homme n’était déjà plus qu’un corps pantelant, ensanglanté, que les tueurs projetaient en l’air comme un pantin, le laissant retomber sur les pavés, puis le saisissant à plusieurs par les quatre membres. Et certains, armés de coutelas, se penchaient, le tailladaient à l’aine, au cou, aux épaules, et bientôt tête, bras et jambes furent brandis comme des trophées cependant que le tronc restait au milieu de la rue, des chiens errants hésitant encore à s’approcher.
Près de nous, les témoins de la scène avaient ri, expliquant que cet Oriental avait refusé de s’incliner, d’envoyer un baiser d’adoration en passant devant le temple de Jupiter qu’ornait une statue de l’empereur Trajan.
« Les chrétiens aux lions ! », avait lancé une
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