Marc-Aurèle
larmes par la douceur de sa voix.
« Ne te dérobe pas, Julius. Va vers ce que tu sens, ce que tu sais. La vie sans Dieu est la mort. La mort avec Christos est la vie. »
En me redressant j’ai hurlé qu’on chasse Eclectos de cette cour, qu’on l’enferme avec les esclaves, avec les chiens et les truies, et s’il venait à quitter ces bâtiments, qu’on le fouette à mort !
« Sélos, Sélos, viens ! »
J’ai tendu le bras vers mon régisseur. Je l’ai chargé d’exécuter mes ordres. Si besoin était, il manierait le fouet.
« Tu frapperas jusqu’au sang ! »
Je l’ai vu s’éloigner, soutenant Eclectos, et j’ai craint de tomber à genoux, de sangloter.
J’ai gagné Capoue avec mon escorte d’esclaves.
Ils avançaient, fendant la foule qui se pressait dans les ruelles. Ils levaient leurs gourdins afin qu’on s’écartât plus vite devant ma litière.
Je soulevais les rideaux de cuir. J’étais fasciné par ce grouillement, toutes ces vies précaires, nées de l’accouplement, « ce frottement dans un petit boyau, avec, après un spasme, émission de morve ».
Je frissonnais de dégoût. J’en voulais à Marc Aurèle de n’avoir laissé du fruit de la vie que l’écorce amère.
J’ai voulu croire au plaisir.
Je suis entré dans le lupanar. J’ai payé des femmes et des hommes pour qu’ils s’accouplent devant moi.
Puis je me suis enfui.
J’avais besoin d’emplir ma bouche de garum, de sentir sur ma langue cette saumure de sang, d’abats, de poisson, et de respirer son odeur putride.
Je me suis fait conduire dans une taverne. J’ai mordu dans la chair tiède du gibier couverte de garum. J’ai vomi.
Je me suis rendu à la caserne des gladiateurs, celle dont Spartacus, au temps de mon ancêtre Gaius Fuscus Salinator, s’était enfui. Ainsi avait commencé sa guerre servile. Le laniste m’a accueilli avec déférence. C’était un homme rond et chauve, aux yeux exorbités, aux lèvres épaisses. Il tendait les mains vers les torses de ses gladiateurs qu’il effleurait du bout des ongles.
« Ce sont les plus forts, les plus valeureux. Ils viennent d’Afrique et d’Asie. Tu les honoreras en assistant à leur combat. »
Je l’ai suivi dans la loge de l’amphithéâtre réservée aux magistrats de Capoue.
La foule sur les gradins était debout, hurlante. Un taureau noir faisait jaillir avec ses sabots arrière le sable de l’arène. Une femme nue était attachée à un pilier.
Je me suis souvenu de cette jeune femme dans l’arène de Lugdunum, livrée comme celle-ci à la fureur taurine.
Je ne voulais pas me souvenir. Je voulais n’avoir rien vu.
Il y eut tout à coup le déferlement des voix comme un énorme rugissement.
J’ai regardé. De ses cornes, l’animal fouaillait le ventre de la femme dont les entrailles s’étaient répandues.
« Elle est de la secte de Christos », m’a dit le laniste.
Dans l’arène, on maîtrisait le taureau. On traînait avec des crocs le corps de la femme sur le sable. Sa chair allait nourrir les bêtes.
Les gladiateurs ont pénétré dans l’amphithéâtre et je suis parti.
J’ai repris le chemin de ma demeure.
Le balancement de ma litière m’a donné la nausée. J’avais dans la bouche le goût du garnum et du gibier que j’avais englouti.
« C’est se faire une idée de ce que sont les viandes cuites et les mets de ce genre, avait écrit Marc Aurèle, que de se dire : ceci est un cadavre de poisson ; ceci est un cadavre d’oiseau ou de porc. »
J’ai vomi sur le bord de la via Appia en appuyant mon front au tronc de l’un de ces cyprès auprès desquels Crassus avait fait dresser des croix.
J’ai fait quelques pas, contemplant l’alignement de ces arbres, imaginant celui des six mille croix, entendant les cris de souffrance et les supplications des esclaves cloués.
Combien d’entre eux étaient allés sans crainte à la mort ?
Christos n’était pas encore venu.
Alors, que pouvait-il rester de l’âme de ceux auxquels aucun Dieu n’avait annoncé ou promis la résurrection ?
Ils étaient morts dans la révolte.
Cette guerre servile révélait-elle le désir d’un Dieu juste, un homme souffrant comme un esclave, crucifié comme lui ?
J’ai marché près de la litière pour respirer la brise marine, chasser de ma bouche le goût du garum.
Je mêlais dans ma tête les mots d’Ignace, ceux d’Eclectos et ceux de Marc Aurèle.
« Je suis le froment de
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