Marc-Aurèle
où nous chevauchons, font la guerre, célèbrent des fêtes, commercent, labourent, flattent, jouent les arrogants, soupçonnent, attaquent, souhaitent parfois mourir, gémissent sur le présent, aiment, amassent de l’argent, désirent être consuls ou rois. Passe maintenant à l’époque de Trajan, c’est encore la même chose. Or cette vie aussi a disparu. Considère de même les inscriptions d’autres époques et de peuples entiers. Vois combien sont tombés en peu de temps, couchés dans la terre, rendus aux éléments. Mais, surtout, il faut te rappeler ceux que tu as connus, ces gens qui se tourmentaient vainement et oubliaient d’agir en conformité avec leur propre constitution, de s’y attacher de toutes leurs forces et de s’en contenter. Il faut te rappeler ici que l’attention à porter aux actions a pour chacune une valeur et une mesure particulières. Ainsi tu ne te décourageras pas des petites choses plus qu’il ne convient. »
Mais ce sage qui marchait sur une terre gorgée de sang juif ne disait mot du destin singulier de ce peuple d’où avait surgi Christos, ce Dieu unique, mort et ressuscité.
Et je partageais son aveuglement.
Alors que nous approchions d’Antioche, je me suis félicité d’apprendre qu’un centurion et un décurion s’étaient emparés d’Avidius Cassius et lui avaient tranché la tête pour la porter à l’empereur. Et j’ai approuvé Marc Aurèle quand il a ordonné aux meurtriers de ne pas se présenter devant lui, mais d’ensevelir leur macabre trophée.
Quelques jours plus tard, un fils de Cassius fut massacré à Alexandrie et quelques complices de l’usurpateur furent déportés. Telles furent les seules suites à la rébellion d’Avidius Cassius. Quant à la mort de Faustine, survenue peu après, elle n’était peut-être liée en rien à l’échec de Cassius.
Je ne suis pas encore à même de décider aujourd’hui de ce qu’il en fut.
Cette victoire remportée sans qu’aient coulé des flots de sang, ce terme mis à une guerre civile, cette fidélité de tout l’Empire, l’accueil des villes d’Achaïe, d’Athènes, ces philosophes grecs venus saluer l’empereur comme l’un des leurs, parurent glisser sur Marc Aurèle sans même le faire tressaillir.
Je l’ai vu, impassible, exprimer une sagesse qui me semblait morose, parfois amère.
Parce que j’ai depuis lors écouté Eclectos le chrétien, je dirais aujourd’hui que Marc Aurèle était sans espérance.
« Songe à la course folle des êtres et des événements, à la vitesse avec laquelle ils se remplacent, me disait-il. Te voilà bientôt cendre ou squelette, un simple nom, voire pas même un nom ; car le nom est encore un bruit, un écho. »
Il avait esquissé une moue, deux rides profondes se creusant de part et d’autre de sa bouche.
« Priscus, ce qui a été de haut prix dans la vie, ce sont des choses vides, pourries, mesquines, des petits chiens qui se mordent, des enfants qui se chamaillent, qui rient puis pleurent sitôt après. La foi et la pudeur, la justice et la vérité, comme disent les philosophes grecs, sont montées jusqu’à l’Olympe. Qu’est-ce qui te retient encore ici ? Les choses sensibles sont changeantes et instables, les sens sont obscurs et leurs impressions trompeuses, la petite âme n’est qu’une émanation du sang : il est vain d’en tirer gloire. Il ne te reste donc qu’à attendre sereinement ta fin, l’extinction ou le changement de lieu. Jusqu’à ce que ce moment se présente, que suffit-il de faire ? »
Il s’était levé, avait fait quelques pas hésitants, sondant le ciel tendu d’un bleu intense au-dessus d’Athènes.
Il me demanda d’organiser une visite à Éleusis afin d’y célébrer Déméter, notre Cérès romaine, la grande déesse du Blé et de la Fertilité, la fille de Chronos, l’ordonnatrice des mystères de ce sanctuaire.
« Que suffit-il de faire ?, a-t-il répété. Quoi d’autre qu’adorer et bénir les dieux, faire du bien aux hommes, les supporter et s’abstenir, bien te souvenir que ce qui dépasse ton petit corps et ton petit esprit n’est ni à toi, ni dépendant de toi… »
Aujourd’hui, quand je me remémore comment Marc Aurèle, à Éleusis, honora Déméter, comment il respecta tous les rites, célébra tous les mystères, je comprends qu’il avait besoin de croire en la puissance des dieux, en l’au-delà de la vie.
Il ressentait la nécessité de
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