Marc-Aurèle
n’aiment pas Rome. On ne peut être citoyen de cet Empire et chrétien ! » Ou ai-je prononcé ces quelques mots ? Ou bien encore les ai-je seulement lus dans le regard de Marc Aurèle ? Je ne sais plus. Je ne veux pas savoir.
Je me souviens seulement que Marc Aurèle a dit : « Applique la loi de Rome, préfet. Et que les supplices rappellent à ces impies qu’il faut croire aux seuls dieux qui veillent sur Rome. Ce sont eux qu’il faut honorer, pour lesquels il faut accomplir des sacrifices. Celui-là seul qui les reconnaît et les prie est digne d’être citoyen de Rome. »
Il parlait d’un ton ferme, mais calme et serein. Lui qui souvent m’avait paru indifférent me semblait résolu, animé par la certitude qu’il choisissait la seule voie possible, la seule à respecter les lois de Rome, à protéger l’Empire et renforcer son unité.
« Il faut que la souffrance infligée soit telle, que plus jamais un chrétien n’ose invoquer, au profit de sa secte ou de lui-même, la parole ou la pensée de l’empereur du genre humain, a-t-il ajouté. Ce qui n’est pas nuisible à la Cité ne l’est pas non plus au citoyen, telle est la règle. Mais si quelqu’un est nuisible à la Cité, il faut le châtier. »
36
J’avais approuvé Marc Aurèle.
Comment n’avais-je pas compris qu’il venait de livrer à cette dévoreuse, la Mort, ceux que les délateurs accusaient d’être chrétiens ?
Pourtant je savais que dans tout l’Empire, le tribun comme le sénateur, le philosophe comme le plus démuni de tous les citoyens romains haïssaient ces hommes et ces femmes qui refusaient les plaisirs de la bouche et de la chair, qui se réunissaient en des lieux isolés, chuchotaient entre eux, s’embrassaient avec tendresse.
Était-ce au cours de ces rituels secrets qu’ils dévoraient les enfants ?
On les espionnait, les pourchassait. On les lapidait. Ils attiraient le malheur sur l’Empire. Les dieux se vengeaient sur tous les citoyens de l’impiété de ces Orientaux qui corrompaient, avec leurs superstitions, l’âme et les vertus romaines.
Je n’ignorais donc rien des dénonciations qui frappaient les chrétiens, des supplices qu’on leur infligeait.
Il me suffisait d’écouter Crescens et les autres rhéteurs ou philosophes de l’entourage de Marc Aurèle pour savoir l’hostilité qui frappait les chrétiens.
Je le reconnais : je la partageais.
Je ne supportais pas ce que j’appelais la morgue et la prétention de ces hommes, de ces femmes, et même de leurs enfants, qu’ils fussent citoyens, affranchis ou esclaves, qui détournaient la tête avec mépris quand ils passaient devant l’un de nos temples.
Ils refusaient d’honorer les statues de nos dieux. Ils souriaient avec ironie et condescendance. Ils regardaient avec mépris les Romains qui invoquaient Jupiter ou César. Ils condamnaient avec une moue de dégoût ce qu’ils appelaient les turpitudes, la jalousie, la gourmandise, toutes ces passions humaines qu’ils dénonçaient comme étant l’œuvre du démon.
Comme Marc Aurèle, Crescens ou Fronton, j’ai pensé moi aussi que les chrétiens étaient nuisibles.
Ils se moquaient de la barbe de Crescens, dénonçaient les pensions que l’empereur versait à ses philosophes. Ils accusaient nos dieux de n’être que la représentation de toutes les corruptions humaines, de toutes les perversions de la chair, de l’adultère à l’ivresse.
J’ai entendu l’un d’eux, Justin, qui avait ouvert une école au-dessus d’un établissement de bains pour enseigner sa foi chrétienne, accuser les Romains de s’asperger, lors de leurs rites en l’honneur de Jupiter, de sang humain.
Justin gesticulait et, près de lui, Tatien, un Assyrien à la peau sombre, renchérissait, disant que la persécution qui frappait les chrétiens était la preuve de la vérité du christianisme. Car les délateurs, les persécuteurs, tous ces païens étaient l’incarnation des génies du Mal.
Justin et Tatien annonçaient que Dieu anéantirait leurs persécuteurs, que le feu allait les consumer, de même que tous ceux qui se livraient à la débauche.
Ils voulaient, j’en étais alors persuadé, la destruction de Rome et la mort de tous ses citoyens, autant de païens à leurs yeux.
Oui, c’est ce que je croyais alors.
Depuis, Eclectos m’a mis entre les mains des textes de Justin.
Dans mon souvenir, l’homme était un exalté appelant de ses vœux la foudre,
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