Marc-Aurèle
d’arpenter les champs de bataille et de voir ses hommes tomber, frappés par les pierres des frondes, les javelots ou la peste.
Marc Aurèle se tourna vers moi :
« L’homme est une pauvre âme qui se coltine un cadavre », énonça-t-il.
Sous la tente, à la nuit tombée, il répéta cette formule d’Épictète, puis me tendit la lettre qu’Avidius Cassius, peut-être avec la complicité de l’impératrice Faustine, venait d’envoyer dans tout l’Empire, annonçant qu’il se proclamait empereur en lieu et place de Marc Aurèle, cette « vieille bonne femme philosophe ».
Je m’indignai.
Marc Aurèle était accusé de laisser vivre et de favoriser l’enrichissement d’hommes – « ces philosophes, ces Orientaux » – dont il faisait mine de condamner la conduite.
« Où sont les règles de vie de nos ancêtres ?, écrivait Avidius Cassius. Il y a longtemps qu’elles ont disparu, et l’on ne songe même pas à les faire revivre. Marc Aurèle pose au philosophe. Il disserte sur la clémence, la nature de l’âme, le juste et l’injuste, mais il n’a pas d’opinion sur la conduite des affaires publiques ! Il faut bien des glaives, bien des édits pour rendre à l’État sa forme ancienne ! »
Mensonges ! Depuis son accession à la dignité impériale, Marc Aurèle s’était consacré chaque jour au gouvernement de l’Empire, avec sagesse, vertu, courage, allant d’un champ de bataille à un autre, supportant maints malheurs privés, la mort de huit des treize enfants que lui avait donnés son épouse Faustine, cherchant à conformer ses actes à sa pensée.
Et il fallait qu’un usurpateur surgisse, qu’un Avidius Cassius, peut-être aidé de Faustine, se déclare empereur !
Je n’ai pas cherché à dissimuler ma fureur, ma volonté de combattre et de tuer Avidius Cassius. Marc Aurèle a souri :
« Te mets-tu en colère contre un homme qui sent le bouc ou dont l’haleine est fétide ? À quoi bon ? Il a la bouche qu’il a, ou bien les aisselles qu’il a, et d’une telle bouche ou de telles aisselles émane nécessairement une telle odeur ! »
Je me suis rebellé contre ce que je considérais comme de la passivité. Marc Aurèle a soupiré :
« Toujours des guerres après des guerres ! Et maintenant la guerre civile ! Quelle surprise, quelle horreur de ne rencontrer aucune fidélité parmi les hommes, d’être trahi par l’ami le plus cher ! »
Il a tendu le bras pour m’empêcher de l’interrompre :
« Je voudrais appeler Cassius à discuter avec moi de ses prétentions devant le Sénat, devant les légions. Je lui céderais volontiers le pouvoir, si c’était utile à l’intérêt général. Mais Cassius n’y consentirait pas. Comment aurait-il confiance en mes promesses après m’avoir manqué pareillement de foi ? »
Nous avons combattu, traversé la province de Palestine ; j’ai découvert les monts de Judée, le littoral d’Ascalon à Césarée, cette ville de Jérusalem qui n’était qu’une colonie romaine où, sur les ruines du Temple du Dieu unique, se dressaient un temple à Jupiter Capitolin et une statue de l’empereur Hadrien.
Ici avait vécu un peuple puissant qui avait résisté aux légions de Vespasien, de Titus et de Hadrien, préférant le suicide à la servitude.
Mais Marc Aurèle, au lieu d’évoquer ces épisodes glorieux pour Rome, manifestait son mépris pour « l’horrible malpropreté des Juifs et leur humeur turbulente » :
« J’ai enfin trouvé un peuple dont on pourrait tirer moins encore que des Marcomans, des Quades, des Sarmates, des Germains et les Parthes ! », s’exclamait-il.
Aujourd’hui seulement je mesure la profondeur du gouffre séparant les croyants en un Dieu unique, Juifs et chrétiens, et l’empereur de Rome.
En ce temps-là j’ai été à son image, dédaigneux envers ces Juifs que nous rencontrions, errants, miséreux, dépossédés de leur terre.
J’écoutais Marc Aurèle et l’approuvais.
Il méprisait le peuple juif vaincu. Il ricanait devant ce qu’il appelait les superstitions des chrétiens. Cependant, il ne cessait de méditer sur le sort des hommes, mais c’était comme si chrétiens et Juifs eussent été d’une espèce différente.
Je ne m’en offusquais pas.
« Réfléchis, par exemple, me disait-il, aux événements du temps de Vespasien ; voici ce que tu verras : des gens qui se marient, ont des enfants, sont malades, ici même
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