Marc-Aurèle
discours qu’ils ont entendu prononcer. Les centurions, les légats, les tribuns, les soldats des légions se moquent d’eux, de leur tenue, de leurs barbes et de leurs cheveux longs, de cette peur qui suinte de tout leur corps.
Mais ce sont ces hommes-là, rhéteurs, philosophes, souvent orientaux, grecs ou syriens, dont l’empereur aime la compagnie. Il campe sur les frontières, il conduit la guerre, mais chacun sent et sait que Marc Aurèle préférerait parler de Socrate, de Caton, de Sénèque ou d’Épictète.
Ces philosophes ont rapidement quitté le camp et regagné Rome.
Ils y occupent des charges richement dotées et jusqu’alors réservées à l’autocratie sénatoriale. On murmure contre eux.
« Sa barbe lui vaut six mille sesterces !, dit-on de Junius Rusticus. Allons, on va bientôt salarier les boucs ! »
On critique leur avidité, les pensions et exemptions dont ils jouissent. On sait qu’ils se querellent, avares, gloutons, rancuniers, jaloux les uns des autres.
Ça, des philosophes ? Et l’empereur a abandonné à ces hommes-là le gouvernement de Rome ?
Marc Aurèle se confie à moi après leur départ :
« J’ai de l’estime pour les vrais philosophes, Priscus. De l’indulgence, sans désir de blâmer, pour ceux qui prétendent l’être. D’ailleurs, je ne suis jamais leur dupe. »
Mais il a besoin de dialoguer avec eux.
Je les ai retrouvés, toujours sur les rives du Danube, en Norique, dans la ville de Vindobona toute entière envahie par les légions, alors que Germains et Quades avaient franchi le fleuve et commençaient à se diriger vers le sud, vers l’Italie.
La panique avait gagné Rome.
Les Barbares assiégeaient Aquilée, en Illyrie, aux portes de la province de Cisalpine. Je me suis battu aux côtés de Marc Aurèle contre ces guerriers au crâne rasé couronné d’une touffe de cheveux. Nous les avons repoussés.
Les philosophes et les rhéteurs, certains devenus consuls et proconsuls, nous ont accueillis à Rome, ont participé à notre triomphe, et le soir, Marc Aurèle m’a invité à le suivre dans sa chambre où il a repris sa pose habituelle, mains croisées devant la bouche, yeux mi-clos.
Il m’a annoncé que nous devions, d’ici quelques jours, repartir pour la Syrie. Nous embarquerions à Ostie ou à Pouzzoles dès que le temps le permettrait. Nous gagnerions Alexandrie puis, de là, Antioche où, rapportaient les courriers, Avidius Cassius, général et légat, qui remportait victoire sur victoire contre les Parthes, régnait avec férocité, crucifiant les chrétiens, massacrant les Juifs, suppliciant ses propres soldats à la moindre marque d’indiscipline, et clamant que l’empereur était indigne de gouverner le genre humain.
« Il se moque de mon goût pour les lettres, a murmuré Marc Aurèle. Sais-tu comment il m’appelle ? "La vieille bonne femme philosophe", et ceux qui m’entourent – donc toi, sans doute, Priscus – des "écoliers débauchés". » Il est resté silencieux, puis a murmuré : « Il faut aimer le métier que l’on a appris, et se reposer sur lui. Mon père Antonin le Pieux m’a fait enseigner le gouvernement de l’Empire et la sagesse des philosophes. Je m’en tiens là. Pour le reste, je mène ma vie en homme qui, de toute son âme, s’en remet aux dieux et ne se fait le tyran ni l’esclave de personne. »
J’ai suivi Marc Aurèle dans ces terres d’Égypte et de Judée, puis de Galilée et de Syrie. Le sol y était aussi sec, le ciel aussi brûlant qu’ils avaient été humides, boueux et froids sur les rives du Danube, en Pannonie ou en Norique.
Mais, d’un bout à l’autre de l’Empire, sous des cieux différents, les dieux qu’invoquait Marc Aurèle s’acharnaient contre lui, lui infligeant de nouvelles épreuves comme pour vérifier si un homme pouvait les accepter sans se dresser contre eux, sans perdre la raison, en continuant à prêcher la vertu, la bienveillance à l’égard de ses ennemis, le respect pour ces dieux qui l’accablaient.
Marc Aurèle ne s’insurgeait pas.
J’avais même le sentiment qu’il trouvait une douloureuse satisfaction face aux difficultés qu’il rencontrait, à ces guerres qui ne cessaient pas, comme si, de son vivant, Antonin le Pieux les avait contenues et qu’après sa mort elles se déversaient, telles les eaux de fleuves en crue. Et comme s’il lui était échu de combattre des bords du Danube aux rives de l’Euphrate,
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