Marc-Aurèle
l’Empire. Les délateurs, dans leurs dénonciations, l’accablaient. Vettius Epagathus, affirmaient-ils, convertissait les jeunes esclaves : ainsi cette Blandine, une servante au corps frêle dont les délateurs affirmaient qu’elle renierait sa nouvelle foi à la seule vue d’un fer chauffé au rouge. Et il en irait de même de cet esclave venu de la province du Pont que l’on nommait pour cela Ponticus. Lui aussi était un récent converti qu’il serait facile, compte tenu de sa jeunesse, d’effrayer, qui ne résisterait pas aux supplices et se chargerait en accusateur contre les chefs de la secte.
J’aurais dû et pu imaginer le destin de ces hommes et de ces femmes qui croyaient en Christos.
J’aurais dû prêter attention aux propos de Martial Pérennis, des tribuns et des centurions de la XIII e cohorte urbaine qui réclamaient le châtiment des impies et des athées qui s’étaient mis d’eux-mêmes à l’écart de la communauté humaine et qui étaient autant d’ennemis de l’Empire.
J’aurais dû entendre les cris de la foule gauloise, les protestations des prêtres de Cybèle.
Tout était annoncé.
Mais je serrais contre moi le corps de Doma qui me paraissait être dans le monde la seule réalité capable de m’émouvoir.
Aussi n’ai-je rien vu.
Aujourd’hui, je sais pourtant ce qu’ont subi chacun de ces chrétiens dont je viens de transcrire les noms.
42
Je me remémore les cris de la foule.
Elle avait envahi les ruelles du faubourg d’Ainai, puis s’était rassemblée devant la demeure du légat impérial, dans la cité de Fourvière. Elle hurlait, réclamant la chair et le sang de ces impies, de ces athées, de ces égorgeurs et dévoreurs d’enfants, responsables de tous les malheurs qui frappaient l’Empire. Les vrais dieux se vengeaient, exigeaient que l’empereur châtiât ces incroyants, ces ennemis de Rome qui vénéraient le dieu Christos.
Je croyais n’avoir gardé en mémoire que le souvenirs des sanglots de Doma, des frissons qui lui parcouraient le corps, de la terreur qui s’emparait d’elle, la faisant s’agenouiller devant moi, entourer mes cuisses de ses bras tremblants.
Mais je n’avais pas voulu comprendre ce que cette émotion, cette panique révélaient.
Je pense aujourd’hui qu’elle était une jeune convertie craignant de ne pas être capable de souffrir pour son Dieu, terrorisée à l’idée des supplices qui la guettaient et de la honte qui la recouvrirait à jamais si elle reniait sa foi nouvelle, si elle rejetait Christos pour se mettre à vénérer les dieux de Rome.
J’ai dénoué ses bras, l’ai forcée à s’allonger et me suis couché près d’elle.
Rien de ce qui se passait hors de cette chambre ne nous concernait.
Et j’ai basculé dans le sommeil auquel m’invitaient le silence et la quiétude des lieux.
Du moins l’ai-je cru.
Je n’avais fait qu’enfouir dans ma mémoire ces nuits et ces jours dont je retrouve aujourd’hui, intactes, la chaleur et la rumeur, la cruauté.
J’entends la voix du légat.
Debout sur la terrasse de sa demeure, il domine la foule, tend les bras vers elle comme s’il voulait lui offrir ce qu’elle réclame.
Elle s’apaise, murmure encore, telle une vague qui se retire, puis se tait. Dans le silence revenu, Martial Pérennis annonce qu’il faut que l’ordre règne dans la capitale des Gaules.
« Arrête les impies !, lance une voix. Livre les chrétiens au bourreau !
— Tous ceux qui ont violé les lois de Rome seront soumis à la justice et condamnés. Moi, légat impérial, je m’y engage. »
On l’acclame d’abord, puis on gronde :
« Maintenant, maintenant ! Applique les lois ! »
Martial Pérennis reste un moment silencieux, les bras toujours tendus vers la foule, laissant le grondement enfler, devenir plus aigu, puis faiblir.
« Célébrons ensemble le culte de Rome et d’Auguste ! », lance-t-il.
La foule hésite, puis acclame les porteurs de torches qui sortent de la demeure impériale, prennent la tête du cortège qui se forme, descend la colline, se dirige vers l’autel dressé au confluent de la Saône et du Rhône. C’est là qu’on communie, que les délégués des soixante peuples gaulois affirment l’unité de leur nation et leur rattachement à l’Empire. Les prêtres annoncent qu’à partir du 1 er août, jour anniversaire de la consécration de l’autel, on célébrera avec plus de faste que jamais l’union
Weitere Kostenlose Bücher