Marc-Aurèle
ses yeux sont clos mais il sourit.
Cette résignation obstinée, cette paisible attente de la mort, alors qu’on martyrise le corps, je sais à quel point elle m’irritait, que je la rejetais comme faisaient tous les citoyens de Rome, et d’abord Marc Aurèle qui condamnait toutes ces superstitions, ces religions nouvelles qui retranchaient leurs croyants de la communauté humaine puisqu’ils refusaient d’honorer ces dieux qui protégeaient la Cité et l’Empire et dont le culte créait entre tous un lien indissoluble.
L’impie qui ignorait ces dieux méritait la mort. J’avais entendu Marc Aurèle, une moue de mépris et d’ironie crispant le bas de son visage, commenter l’attitude de ces chrétiens qui acceptaient et même recherchaient le martyre :
« L’âme est belle, avait-il dit, lorsqu’elle est prête à tout instant à se séparer, s’il le faut, de son corps, ou bien de s’éteindre, ou de se disperser, ou de survivre. Mais – ses rides s’étaient alors creusées de part et d’autre de sa bouche – il faut que cette attitude soit due à un jugement de la raison, capable de persuader autrui par ses arguments, et qu’aucune pose tragique ne l’accompagne. Les chrétiens ne se soumettent qu’à leur superstition, ils agissent comme sur une scène, leur attitude est l’effet d’un simple esprit de contradiction. Elle est méprisable. Elle est indigne d’un citoyen, d’un philosophe, d’un homme sage dont l’âme est accordée au mouvement de l’univers, au rythme de la nature, aux religions de la société. »
J’étais pénétré de ces pensées.
J’avais donc assisté sans la voir à la mort de ce jeune chrétien aux cheveux noirs bouclés.
Des Gauloises avaient lacéré son corps, brandissant des lambeaux de chair et criant : « Que son Dieu le ressuscite, maintenant ! »
En dansant, en psalmodiant, elles s’étaient dirigées vers le temple de Cybèle et la foule des hommes les y avait suivies.
Je ne m’étais pas mêlé à ce cortège.
J’étais un chevalier, citoyen de Rome, envoyé de l’empereur, et non pas un Gaulois ni un Syrien. Mais je partageais leur mépris pour ces chrétiens et j’avais détourné la tête en témoin aveugle.
J’avais enfoui mon visage entre les seins et les cuisses de cette jeune esclave phrygienne que Sélos avait achetée sur les quais du port d’Ainai alors qu’elle débarquait d’une nave qui avait remonté le fleuve depuis la Méditerranée.
Il l’avait acquise aux enchères, la disputant aux représentants de Martial Pérennis ; le légat impérial m’avait confié en souriant qu’il avait voulu me l’offrir mais que, dans sa hâte, mon affranchi avait ignoré les intentions de ses mandataires.
« Me l’aurais-tu offerte vierge ?, avais-je demandé.
— Comment peux-tu en douter ? », avait répondu Pérennis, puis il s’était esclaffé, vantant ma prudence et ma perspicacité.
J’avais félicité Sélos pour sa détermination.
Sélos avait poussé vers moi la jeune esclave qu’il avait nommée Doma.
Il l’avait dénudée pour me permettre d’apprécier ses formes. Il avait retroussé les lèvres de l’esclave pour que je vérifie la régularité et la blancheur de sa dentition. Il l’avait fait pivoter pour qu’elle m’exhibe ses épaules, la cambrure de ses reins, la courbe de ses hanches, la minceur musclée de ses jambes.
J’avais aussitôt aimé ce corps et sa peau mate, au point que je m’étais irrité de la façon dont Sélos la palpait, comme si elle avait été son bien, comme si le fait de l’avoir choisie lui donnait quelque droit sur elle.
Mais Sélos me servait depuis longtemps. Il connaissait mes susceptibilités, mes sautes d’humeur, et il s’était vivement écarté de Doma, s’inclinant, quittant la pièce à reculons, me laissant seul avec l’esclave.
Doma était à moi, docile et pourtant fière ; elle laissait mes mains emprisonner ses seins, mes doigts entrer en elle, à ma force, à mes désirs et à mes droits n’opposant que la clarté de son regard.
J’ai exigé qu’elle ferme les yeux lorsque je la tenais sous moi comme une proie.
Elle s’y est toujours refusé, paraissant ne pas comprendre ce que je lui demandais, ne semblant pas craindre les coups dont je la menaçais.
Peut-être l’ai-je alors giflée.
Mais ma mémoire n’en a rien gardé, ou bien je ne tiens pas à m’attarder, à m’enfoncer dans ces nuits et
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