Marc-Aurèle
légat impérial.
J’étais assis non loin de lui et regardais ces formes rougies de sang qui, quand Martial Pérennis les interrogeait, se redressaient, se mettaient à chanter, à prier, à répéter que rien ne pourrait les faire renoncer à leur croyance en Christos.
Le légat avait tendu le bras et demandé aux soldats qu’on fit s’avancer les accusateurs.
Alors se sont approchés, poussés par des prétoriens, les esclaves qu’on avait arrêtés en même temps que leurs maîtres chrétiens.
Je me souviens de mes sentiments de honte et de dégoût.
J’ai baissé la tête comme si j’avais craint de voir, parmi ces jeunes femmes dévêtues, Doma que j’avais laissée, prostrée, dans la chambre, le corps recroquevillé, tremblant comme si elle avait craint que des soldats fassent irruption dans la pièce, la saisissent, la traînent dans l’un de ces cachots, lui fassent assister aux supplices infligés aux chrétiens, la menacent du même traitement si elle ne dénonçait pas son maître.
Le dos et les cuisses de ces esclaves étaient lacérés par les lanières des fouets. De la hampe de leurs javelots, les prétoriens les obligeaient à s’agenouiller devant Martial Pérennis.
Et le légat, d’un geste, les invitait à parler.
J’avais entrevu leurs visages déformés par la peur, puis j’avais fermé les yeux, mais j’avais entendu ces voix aiguës, exaltées, affirmer que leurs maîtres chrétiens égorgeaient des enfants, en dévoraient les chairs, en buvaient le sang au cours de banquets qui se terminaient par des accouplements indignes.
C’était un déferlement d’accusations proférées en tremblant et en décochant des regards serviles aux magistrats et aux soldats comme pour s’assurer que la tâche était bien remplie.
Martial Pérennis s’est tourné vers moi. Son visage exprimait le mépris.
« Tu les as entendus ? », a-t-il murmuré.
Il a de nouveau interrogé l’une des esclaves qui joignait les mains, les tordait, suppliait.
« Tu n’as pas tout dit ! », lui lança le légat impérial, menaçant.
L’esclave affolée regardait autour d’elle, hésitait puis, en criant, désignant l’un des chrétiens, son maître sans doute, disait qu’elle l’avait vu mordre le cou d’un enfant, l’égorger avec ses dents, en boire le sang, et les autres chrétiens, hommes et femmes, avaient agi de même. À la fin, ils avaient même dévoré le corps vidé de son sang.
« Tu as bien vu cela ?, a demandé Martial Pérennis.
— Je l’ai vu, je l’ai vu de mes yeux ! »
La foule était entrée en transe. Les prétoriens ont eu le plus grand mal à l’empêcher d’envahir le forum. Elle s’est mise à scander qu’elle voulait la mort immédiate pour ces monstres, ces impies, ces athées.
Le tribun Numisius Clemens s’est penché vers Martial Pérennis et lui a murmuré :
« Il faut que tu lui donnes quelqu’un, sinon mes soldats ne pourront pas la contenir. »
Alors le légat impérial a fait un geste et les prétoriens ont arraché l’un des chrétiens à cette masse de corps ensanglantés.
Ce qui avait eu la forme d’un homme a été jeté au pied du tribunal alors que des prières s’élevaient des corps suppliciés, que des voix répétaient « Christos te protège, Christos te voit, Christos va t’accueillir ! Tu ressusciteras dans Ses bras, ne cède pas au démon, la foi te donnera la force, elle effacera tes souffrances ! ».
Les prétoriens ont frappé à coups de hampes, piqué de la pointe de leurs javelots ce tas de chair vivante, mais sans réussir à faire taire les chrétiens qui ont continué d’encourager celui qu’ils appelaient leur « frère » et que le légat impérial interrogeait.
« Tu te nommes Sanctus. On dit que tu es le chef de la secte chrétienne de Vienne. »
L’homme au corps couvert de plaies ne répond pas.
« M’entends-tu ? Donne-moi ton nom : es-tu esclave, citoyen romain ou affranchi ? »
Martial Pérennis continue de questionner cet homme au corps chancelant, qui regarde vers les chrétiens comme s’il n’entendait pas la voix du légat ni les hurlements de la foule.
Martial Pérennis s’est levé, penché vers l’homme.
« Vas-tu répondre ?
— Christianus sum .
— Tu es chrétien, soit ! Quel est ton nom ? Ton origine ?
Christianus sum . »
Les voix des autres chrétiens retentissent tout à coup, répétant le nom de Christos.
Martial
Weitere Kostenlose Bücher