Marc-Aurèle
pour montrer à tous qu’il a le pouvoir divin de faire reculer la souffrance et la mort.
Il est celui qui est ressuscité. Il promet la Vie éternelle à ceux qui croient en Lui.
Les chrétiens chantent, remercient Christos, et je vois le corps de Sanctus se redresser, reprendre forme humaine, et l’espace de quelques instants la foule cesse de hurler, fascinée, et l’on n’entend plus que les voix vibrantes, presque joyeuses, des croyants qui scandent qu’ils sont chrétiens, qu’ils ne renonceront jamais à leur foi.
Je regarde le légat. Il hésite, puis soudain, d’un geste irrité, ordonne aux prétoriens de reconduire Sanctus à son cachot, puisque le forum n’est pas le lieu où l’on donne la mort, mais celui où l’on condamne. Furieux, des Gaulois bousculent les soldats, tentent de se saisir de Sanctus, veulent se précipiter sur les chrétiens prisonniers qui ouvrent les bras, chantent plus fort, plus clair.
J’entends le tribun Numisius Clemens lancer ses ordres.
Prétoriens et centurions repoussent la foule ; le forum n’est plus que ce cercle au centre duquel les bourreaux traînent une forme grêle, une jeune femme au corps si menu et si frêle qu’il semble être celui d’une enfant. Eclectos m’a rappelé que cette esclave, servante d’une riche chrétienne, se nommait Blandine.
D’entendre ce nom a suffi pour que je me remémore les voix des chrétiens martelant, cependant que l’esclave était jetée à terre :
« Blandine, notre sœur ! Blandine, notre gloire ! Christos te voit, Christos te protège, ton corps est le sien ! »
Durant des heures, peut-être du matin jusqu’à la nuit, les bourreaux se sont acharnés sur ce corps lacéré, disloqué, transpercé. À chaque fois qu’ils cessaient de le tenailler, croyant qu’il était mort ou bien que Blandine allait abjurer, qu’elle, l’esclave, allait accuser sa maîtresse de se livrer à des agissements monstrueux, ce corps se soulevait et on entendait distinctement la voix de la jeune femme dire :
« Je suis chrétienne. On ne fait rien de mal parmi nous ! »
Elle parlait avec tant d’assurance et de vigueur que les bourreaux en paraissaient accablés, que la foule ne savait plus que murmurer. Le légat commanda qu’on réincarcérât Blandine, qu’on la suppliciât chaque jour dans son cachot, qu’on lui brisât les membres, qu’on la préparât à subir la mort dans l’amphithéâtre.
« Aux bêtes, la chrétienne ! », hurlait de nouveau la foule.
Puis elle paraissait oublier la suppliciée, se tournant vers Pothin, le vieillard qui s’avançait, protégé par une escouade de soldats.
Je me souviens de sa haute silhouette, de sa tête auréolée de longues mèches blanches.
Il avançait à pas lents et sa démarche assurée rendait la foule déjà insatisfaite, furieuse.
Elle s’élançait vers lui, cherchant à écarter et renverser les soldats puis, repoussée, elle jetait pierres et branches sur Pothin qui immédiatement s’affaissait, et les gourdins se levaient et s’abattaient malgré la présence des soldats.
Je le vis, ce vieillard blanc, devenu rouge, chanceler devant le légat impérial, mais s’immobilisant peu à peu, se redressant, comme soulevé par les voix des chrétiens qui l’encourageaient, l’assurant de leur fidélité, de leur reconnaissance, le remerciant pour l’exemple qu’il continuait de leur donner. Eux aussi, il devait en être sûr, sauraient souffrir comme Sanctus, comme Blandine et comme lui, Pothin. C’étaient ses disciples.
« Tes disciples ? », s’est étonné le légat impérial.
Il a tendu le bras, paume ouverte, demandant à la foule de faire silence.
« Si ce sont tes disciples, a-t-il repris, c’est donc toi leur dieu ? Mais quel est donc le dieu des chrétiens, toi ou Christos ? »
Pothin a esquissé un pas. Peut-être se serait-il avancé jusqu’à Martial Pérennis, mais les soldats l’ont saisi aux épaules et ont pesé sur lui pour le faire s’agenouiller.
Il a dit d’une voix pleine de fierté :
« Tu connaîtras le dieu des chrétiens si tu en es digne ! »
La foule s’est jetée en avant dans un mouvement de fureur, comme si Pothin avait voulu, en bravant le légat, la défier, commettre un acte sacrilège appelant la colère des dieux sur Lugdunum, sur la Gaule, sur tout l’Empire.
J’ai vu le vieillard couché sur le sol, piétiné, roué de coups.
On l’a traîné hors du forum,
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