Marc-Aurèle
jeté dans ce puits dont le fond à peine plus large que l’orifice servait de cachot et où s’entassaient dans le noir les corps pantelants que les gardiens venaient agripper quand ils recherchaient l’un d’eux pour le conduire sur le forum à un nouvel interrogatoire.
D’affolés et misérables je n’ai vu que les quelques chrétiens qui avaient abjuré leur foi. La foule les couvrait de crachats. Elle exigeait leur mort, puisqu’ils avaient reconnu s’être livrés à tous les crimes dont on les accusait, orgies, incestes, repas de chair humaine. Mais les chrétiens qu’ils avaient trahis priaient pourtant pour eux, les implorant d’échapper aux démons qui les avaient égarés et qui leur interdisaient ainsi d’accéder à la Vie éternelle, à l’amour de Christos. Ils les interpellaient comme s’ils s’étaient agi d’enfants égarés pour qui on doit garder la porte ouverte.
« Frère, reviens parmi nous !, lançaient-ils. Sens le parfum de Christos ! Retrouve la paix. La souffrance et la peur te quitteront si tu saisis la main de Christos, et la Mort qui prend tous les hommes sera pour toi, pour nous, comme elle l’a été pour Lui, abolie. Respire le parfum de Christos, reviens à nous ! »
Certains renégats restaient prostrés, accablés, comme si les injures de la foule et les supplications des chrétiens les écrasaient. Mais d’autres, subitement, se redressaient comme s’ils renaissaient, criaient qu’ils étaient chrétiens, qu’ils voulaient marcher vers la mort avec leurs frères et sœurs, qu’ils acceptaient la souffrance qui leur serait légère, maintenant qu’ils étaient à nouveau envahis par la foi. Ils criaient qu’ils n’avaient avoué des crimes que parce qu’ils avaient été lâches et craintifs, mais qu’ils se rétractaient.
Je me souviens d’une esclave syrienne qui s’était avancée vers le légat d’une allure si déterminée que les soldats ne l’avaient pas retenue et qui, penchée sur lui, avait lancé :
« Comment voulez-vous que des gens à qui il n’est pas permis de manger la chair et de boire le sang des bêtes dévorent des enfants ? »
Au moment où les soldats la ceinturaient, elle s’était écriée :
« Je suis chrétienne !
« Aux bêtes, aux lions, les chrétiens ! », avait vociféré la foule.
46
J’ai entendu le rugissement des fauves.
C’était la fin de l’après-midi d’un de ces jours de juin qui n’en finissent pas de s’étirer.
La foule entassée sur les gradins de l’amphithéâtre s’impatientait, hurlait, excitant les lions pour qu’ils dévorent les corps de ces chrétiens dont certains déjà n’avaient plus forme humaine.
Mais les bêtes semblaient rassasiées, lasses.
Une lionne rôdait encore, et c’est elle qui rugissait, venant flairer Blandine dont le corps ensanglanté était depuis le début des jeux attaché à un poteau, offert aux fauves qui l’avaient dédaigné.
Et maintenant que la nuit approchait, la plupart des lions s’étaient immobilisés, indifférents aux cris des spectateurs. Ils restaient le museau sur leurs pattes, ne le levant que pour pousser un rugissement, une sorte d’énorme bâillement, la gueule tournée vers le ciel qui peu à peu s’obscurcissait.
Je ne bougeais pas, assis auprès du légat impérial dans la galerie inférieure, ce maenianum réservé aux magistrats, aux notables de Lugdunum et aux chefs des nations gauloises représentant soixante peuples auxquels Martial Pérennis offrait ces jeux sanglants.
Je me souviens de chaque instant.
J’étais arrivé alors que l’arène était encore remplie d’esclaves qui aplanissaient le sable cependant que des bourreaux disposaient, le long de l’axe de l’arène, les instruments de supplice. Il faudrait que les chrétiens les subissent tous, conduits d’un bout à l’autre de cette arête de pierre ou spina qui séparait en deux parties l’arène.
La plèbe gauloise avait occupé l’amphithéâtre dès le matin. Le légat lui avait offert des combats de gladiateurs, puis on avait célébré le culte de Rome et d’Auguste. À présent, on attendait l’entrée des impies, des athées, des disciples de Christos, ceux qu’on avait condamnés sur le forum.
Je les ai vus s’avancer nus dans l’arène.
J’ai reconnu Sanctus et Attale, Blandine qui, comme toutes les femmes, ne portait qu’une étroite ceinture. J’ignorais le nom de la dizaine des autres
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