Marc-Aurèle
chrétiens. Tous priaient et psalmodiaient cependant que bourreaux et soldats les forçaient à s’aligner dans une procession qui allait remonter le long de la spina, s’arrêtant devant chacun des bourreaux pour subir l’un des supplices prévus.
Cela a commencé par la flagellation. Des corps sont tombés, lacérés par les lanières cloutées qui s’enfonçaient dans les chairs. La foule hurlait, protestant, quand elle vit que sur ordre du légat on retirait de la file des chrétiens Attale, le citoyen romain, et Blandine, la plus jeune des femmes.
On attacha Blandine à un poteau sur lequel son corps menu et blanc semblait crucifié. On lâcha les bêtes, mais aucune d’entre elles ne bondit pour mordre la jeune esclave ou la déchirer de ses griffes.
Les fauves paraissaient ennuyés, ils s’approchaient des chrétiens, les agrippaient entre leurs pattes, les traînaient d’un bout à l’autre de l’arène, arrachant un membre mais se refusant à les dévorer comme si cette chair brûlée, labourée par les supplices, les rebutait.
Les bêtes faisaient le tour de l’arène, s’élançaient parfois sur une proie, l’abattaient d’un coup de patte qui laissait sur le corps des sillons rouges, puis l’abandonnaient malgré les cris de la foule.
Les spectateurs s’interpellaient d’un gradin à l’autre, prenaient des paris, s’indignaient de la passivité des fauves, brandissaient les poings en direction de la galerie où je me trouvais, exigeaient du légat qu’il fit entrer dans l’arène d’autres bêtes affamées et vigoureuses qui rehausseraient le spectacle, ces jeux qui ne recelaient aucune surprise.
Au fil de la journée, cependant, les mâchoires des fauves eurent broyé les nuques et les gorges de la plupart des condamnés et, à la fin du jour, ne restaient vivants qu’Attale et Blandine. La foule a protesté quand les soldats ont décroché le corps de la jeune femme et l’ont traîné avec celui d’Attale hors de l’arène, réservant leur mort pour d’autres jeux.
J’avais compris les intentions du légat impérial en l’écoutant annoncer aux prêtres et aux délégués gaulois qu’il avait expédié le matin même un courrier à l’empereur, sollicitant son avis sur le sort qu’il devait réserver aux chrétiens de plus en plus nombreux qui se dévoilaient et, parmi eux, aux citoyens romains tel Attale, comme si le martyre des croyants de Christos suscitait les conversions, le désir de mourir dans la souffrance, d’être ainsi appelés auprès de Dieu et promis à la Vie éternelle.
La réponse de Marc Aurèle parviendrait sûrement avant le début du mois d’Auguste, et l’on célébrerait ainsi par des jeux sanglants les dieux de Rome, l’union des peuples de Gaule au sein de l’Empire, et l’extermination des impies.
Pendant qu’il parlait et que la foule continuait de crier, se refusant à quitter les gradins, les bourreaux installèrent au centre de l’arène une chaise de métal autour de laquelle ils amoncelaient fagots et grosses branches. Bientôt de hautes flammes enveloppèrent le métal, et quand il ne resta plus du bois que des cendres, la chaise était rouge vif.
Alors on traîna vers elle cette forme à peine humaine que je reconnus pourtant comme étant celle de Sanctus.
Et j’entendis la plèbe scander : « Qu’il brûle, cet impie ! Sur la chaise, le chrétien ! »
On le força à s’y asseoir.
Et la foule dans l’amphithéâtre subitement se tut comme si elle avait voulu percevoir le grésillement des chairs, l’odeur du corps qui grillait.
Mais les lions ne bougeaient toujours pas, dédaigneux des restes pantelants de ce dernier chrétien.
Et ce fut un homme qui dut achever Sanctus d’un coup de glaive.
47
Ai-je espéré qu’un homme sauverait de la mort les chrétiens qui avaient survécu, ayant échappé aux tortures, aux glaives des bourreaux, aux crocs des bêtes fauves ?
Ai-je cru que Marc Aurèle, l’empereur du genre humain, ordonnerait au légat impérial de se montrer indulgent, de libérer ces hommes et ces femmes dont la Mort n’avait pas encore voulu ?
Je ne sais si j’ai imaginé cela en attendant la réponse de Marc Aurèle à la missive du légat.
Je me souviens que j’ai compté les jours.
Il en fallait une dizaine à un courrier pour se rendre de Lugdunum à Rome, et autant pour en revenir.
Je connaissais les hommes qui, au Palais impérial, recevaient les messages des
Weitere Kostenlose Bücher