Marc-Aurèle
légats. Ils prenaient leur temps avant de les soumettre à l’empereur.
Celui-ci ne lirait la lettre de Martial Pérennis que cinq ou six jours après son arrivée. Il dicterait sa réponse, mais elle ne repartirait de Rome que quatre ou cinq jours plus tard. Elle ne parviendrait ainsi à Lugdunum qu’au début du mois d’août.
Les jours de cet été furent lourds et orageux.
J’ai cherché la brise en marchant le long du Rhône, mais l’air y stagnait et c’est la bouche sèche, la sueur collant ma tunique à ma peau, que j’ai souvent pensé à ce que devait être la vie des prisonniers dans ces cachots sans air ni lumière, de vrais tombeaux pour agonisants.
J’appris que presque chaque jour on en retirait un corps mort que les chrétiens ne voulaient pas abandonner. Mais la puanteur était telle que les gardiens descendaient dans le cachot pour l’y chercher.
Les chrétiens suppliaient qu’on l’enterrât, qu’on lui donnât une sépulture digne d’un être humain. Les soldats ricanaient, écartaient les prisonniers à coups de gourdins. Ils allaient brûler le corps, disaient-ils, mais puisque leur Christos était tout-puissant, qu’il ressuscitait les morts, il saurait, d’une poignée de cendres, refaire un corps !
J’ai su cela, même si je m’efforçais de l’ignorer, faisant taire Sélos qui me rapportait ces faits et que je menaçais – peut-être même de le dénoncer comme chrétien – s’il continuait à me raconter ces fables.
Il rentrait la tête dans les épaules, balbutiait. Il s’éloignait et je me retrouvais seul avec Doma.
Le corps de mon esclave était mon vin ; le plaisir, mon ivresse.
Cependant, j’attendais, ne pouvant oublier ces corps que j’avais vu supplicier. Il me semblait que Marc Aurèle ne pouvait accepter qu’on les torturât de nouveau et les livrât aux fauves.
Je me souvenais de ses propos condamnant les effusions de sang, les combats de gladiateurs. Lorsqu’il y assistait, il avait exigé que les adversaires s’affrontassent sans risquer leur vie, comme des athlètes et non comme des tueurs. Il avait interdit qu’on leur donnât des armes effilées et imposé qu’on les contraignît à se battre avec des épées émoussées, aux pointes mouchetées.
Je l’entendais me répéter, alors qu’on lui annonçait que le gouverneur de la province de Syrie, Avidius Cassius, tentait de soulever les légions d’Orient contre lui :
« Je ne puis me fâcher contre celui qui est de même race que moi, ni le haïr, car nous sommes faits pour coopérer… Il pêche par ignorance et contre sa volonté. »
Ses proches lui remontraient le danger que représentait la rébellion d’Avidius Cassius auquel s’était rallié le préfet d’Égypte. Mais Marc Aurèle s’était obstiné :
« Le propre de l’homme, c’est d’aimer même ceux qui commettent des fautes, répondait-il. Les choses auxquelles tu es lié par le destin, harmonise-toi avec elles. Les hommes auxquels tu es lié par le destin, aime-les, mais vraiment : en faisant le bien, tu te fais du bien à toi-même. »
Comment cet homme-là, qui m’avait conseillé la mesure, la compréhension d’autrui, qui m’avait dit : « Que ceux qui font obstacle à ton progrès dans la droite raison ne te détournent pas de ta pratique du bien, qu’ils ne réussissent pas non plus à te faire perdre ta douceur à leur égard », comment aurait-il pu vouloir que le corps de l’esclave Blandine fut torturé, brûlé, démembré par les mâchoires d’un fauve ?
« Il a voulu sa mort et tu le sais, m’a dit Eclectos. Marc Aurèle croyait aux dieux de Rome. Il célébrait le culte d’Auguste et d’Antonin comme s’il s’était agi de dieux. Il ne pouvait admettre que des hommes et des femmes reconnussent un Dieu unique, seul empereur de la nature et du genre humain. Il n’était bienveillant qu’à l’égard de ceux qui se pliaient aux lois de Rome et respectaient celles de l’Empire. Il était le Grand Pontife. Comment aurait-il toléré qu’on ne sacrifiât pas aux divinités grecques et romaines ? à Jupiter et Cybèle ? Tu savais tout cela, Julius Priscus, et tu veux me faire croire aujourd’hui que tu as imaginé que Marc Aurèle pouvait, lui, l’empereur, arracher aux griffes des fauves, au métal rougi, Attale, Blandine et les autres chrétiens de Lugdunum ? Tu n’as pas douté un instant de sa réponse au légat ; peut-être même l’as-tu
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