Marco Polo
khakhan se contenta de sourire tristement et de soupirer.
— J’avais espéré que vous m’amèneriez des hommes
cultivés armés d’arguments persuasifs, mes bons frères Polo. Malgré toute
l’affection que je vous porte et le respect que m’inspirent vos convictions, je
crains fort que, comme ma douairière de mère et les missionnaires que j’ai déjà
pu rencontrer, vous n’ayez à offrir que des assertions infondées.
Et avant même que mon père ou mon oncle puissent se
lancer de nouveau dans un prêche, Kubilaï dériva sur une autre de ses
périphrases :
— Bien sûr, je me souviens que vous m’avez
expliqué comment Jésus était venu sur Terre, en apportant son message et sa
promesse. C’était il y a plus de mille deux cents ans, avez-vous dit. Vous
savez, j’ai déjà moi-même atteint un certain âge et me suis penché sur
l’histoire des temps qui m’ont précédé. Or il semble bien qu’à toutes les
époques des religions de toutes sortes aient tenu ce genre de promesses de paix
universelle, de bonté, de bonne santé et de fraternité entre les hommes, dans
un bonheur intégral, avec même, en prime, un peu de paradis après cela. De ce
qui pourrait se produire après la mort, je ne sais rien. Mais d’après ce que je
peux voir, l’immense majorité des habitants de cette Terre, y compris ceux qui
prient et pratiquent un culte avec une dévotion et une foi sincères, demeurent
pauvres, malades, malheureux, insatisfaits, et vivent la plupart du temps dans
la détestation de leur prochain, même quand ils ne sont pas positivement en
guerre, ce qui est rare.
Mon père ouvrit la bouche, peut-être pour émettre un
commentaire sur l’incongruité de voir un Mongol déplorant la guerre, mais le
khakhan avait déjà repris :
— Le peuple Han conte la légende d’un oiseau
appelé le jing-wei. Depuis que le monde est monde, le jing-wei transporte
des cailloux dans son bec, afin de combler la mer de Kithai sans limites et
sans fond, dans le but d’en faire une terre ferme. Et le jing-wei poursuivra
ce dessein jusqu’à la fin des temps. Il doit en être de même des formes de foi,
des religions et des dévotions quelles qu’elles soient. Vous pourrez
difficilement nier que votre Église chrétienne joue au jing-wei depuis
quelque douze siècles, passant son temps à promettre ce qu’elle ne peut tenir.
— Vous croyez, Sire ? répliqua mon père.
Assez de cailloux finiront immanquablement par combler la mer. Même
celle de Kithai, un jour...
— Jamais, ami Nicolò, contra le khakhan,
catégorique. Nos savants cosmographes ont prouvé que le monde est plus liquide
que solide. Il n’y aura pas assez de pierres.
— Nul fait ne saurait prévaloir contre la foi,
Sire.
— Ni contre une inflexible folie, je le crains.
Bien..., à présent, assez de tout ceci. Vous êtes des hommes en qui j’avais
placé ma confiance ; or, en ne me ramenant pas les prêtres que je vous
avais demandés, vous avez trahi cette confiance. Cependant nous avons une
coutume, ici : celle de ne point parler avec mépris, en la présence de
tiers, des gens de bonne naissance.
Il se tourna vers le mathématicien qui avait écouté
ces échanges avec une expression polie d’ennui.
— Maître Lin-ngan, auriez-vous l’aimable
obligeance de bien vouloir vous retirer ? Laissez-moi seul avec ces
messieurs Polo, pendant que je les châtierai d’avoir ainsi manqué à leur
parole.
J’étais éberlué, en colère et pas très rassuré. Voilà
pourquoi il avait tant tenu à ce que nous assistions aux séances du Cheng, à
observer ses jugements capricieux... Juste pour se donner le plaisir de nous
voir trembler, emplis d’effroi, avant même que nous l’ayons entendu prononcer
sa sentence contre nous ! N’avions-nous donc parcouru cet épuisant chemin
que pour subir quelque châtiment ? Mais il me surprit de nouveau. Dès que
Lin-ngan eut disparu, il gloussa et nous confia, facétieux :
— Voilà. Les Han sont connus pour être
d’invétérées pipelettes, et Lin-ngan est un Han dans la plus pure acception du
terme. Toute la cour savait déjà l’existence de votre mission concernant les
prêtres. On racontera désormais partout que notre conversation ne concernait
rien d’autre. Nous pouvons donc passer au reste !
Oncle Matteo reprit en souriant :
— C’est que... il y a de nombreux restes à
traiter, Sire. Par quoi voulez-vous commencer ?
— On m’a fait savoir que
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