Marco Polo
incapable de grimper aux arbres,
et ce qui l’en distingue radicalement, c’est qu’il obéit aux ordres de son
maître lorsque celui-ci lui demande de courser un gibier et de l’abattre. Pour
l’instant, les faucons tout comme les chita se tenaient parfaitement
tranquilles, se contentant d’accepter poliment de temps à autre les bons
morceaux que leur présentait Kubilaï, qui les nourrissait à mains nues.
Il n’y avait pas six milles convives ce soir-là, aussi
avait-on divisé le hall en salons indépendants à l’aide de panneaux laqués
noirs, or et rouges, afin de créer des espaces plus intimes pour des groupes
restreints. Nous n’en étions pas moins, à notre table, environ deux cents
personnes, plus à peu près autant de serviteurs et un ballet constamment
changeant de musiciens et d’artistes. Avec la respiration des invités, leur
transpiration et les savoureuses vapeurs qui montaient des plats que l’on nous
servait, il aurait dû faire très chaud, même dans ce vaste hall, par cette nuit
de fin d’été. Mais bien que nous fussions entourés de panneaux et que toutes
les issues de la pièce fussent closes, une mystérieuse brise y soufflait. Je
n’appris qu’un peu plus tard par quel moyen simple et ingénieux cette fraîcheur
pouvait circuler. Mais il y avait d’autres mystères, dans cette salle, qui ne
manquèrent pas de me faire rouler des yeux ronds, de me faire frissonner et
d’allumer en moi mille questions, car jamais je n’ai su les résoudre
clairement.
Au milieu de chacune des tables, par exemple, trônait
un arbre factice en argent massif, dont les feuilles, les branches et les
brindilles s’agitaient doucement au souffle de la brise artificielle qui
balayait le hall. Autour du tronc argenté de cet arbre étaient enroulés quatre
serpents d’or. Leur queue était entortillée parmi les branches du haut, et leur
tête s’ouvrait plus bas, dans une attitude menaçante, au-dessus de quatre
immenses vases de porcelaine. Ceux-ci étaient taillés en forme de lions
fantastiques, la gueule béante et la tête rejetée en arrière. D’autres
créatures artificielles parsemaient la salle. Sur quelques tables et sur celle
où nous autres Polo étions assis, se dressait un paon saisissant de vie mais
tout en or, aux plumes délicatement articulées colorées d’incrustations
d’émail. Et voici quels mystères ils recelaient. Dès que le khan Kubilaï
demandait à boire – et seulement lorsque lui le réclamait à voix haute,
à l’exclusion de tout autre –, ces animaux en métal précieux effectuaient des
choses merveilleuses. Je vais vous les conter, bien que je ne nourrisse aucun
espoir d’être cru.
— Kumis !
commanda Kubilaï.
À cet instant, l’un des serpents enroulés au tronc
dégorgea de sa bouche ouverte un flot du liquide nacré, qui tomba dans le vase
en forme de lion situé dessous. Un serviteur apporta le vase à la table du
khakhan, puis versa le breuvage dans son gobelet incrusté de pierres fines,
avant de passer à ceux des invités. Chacun trempa ses lèvres et vérifia qu’il
s’agissait bien du kumis issu du lait de jument, puis tous frappèrent
des mains pour applaudir cette merveille. Immédiatement, une autre chose tout
aussi merveilleuse se produisit. Le paon doré posé sur la table, ainsi que tous
ses congénères présents dans la salle, se mit à applaudir lui aussi, en
déployant et en faisant battre ses ailes d’or, tout en relevant sa splendide
queue et en l’étalant en éventail.
— Arkhi !
cria ensuite le khakhan.
Le second serpent sur l’arbre dégorgea sa mesure dans
le second vase léonin, et un serviteur ayant versé la boisson, chacun put
constater qu’elle était, de qualité comme au goût, plus fine et nettement
supérieure au simple kumis. Tous applaudirent, le paon fit de même. Tous
ces animaux, les serpents verseurs ou les oiseaux exubérants, n’étaient
actionnés, ne l’oubliez pas, par aucune intervention humaine. Je me rapprochai
à plusieurs reprises pour les examiner, chaque fois au moment précis où ils se
mettaient à bouger, et je ne distinguai ni fils, ni cordes, ni leviers d’aucune
sorte qui eussent pu être manipulés à distance.
— Mao-tai ! commanda
le khakhan.
L’ensemble de ces activités se répétèrent, du serpent
cracheur aux ébats des paons. La liqueur dispensée par le serpent numéro trois,
le mao-tai, était nouvelle pour moi : jaunâtre, elle était
légèrement
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