Marco Polo
les larmes qui coulaient entre ses longs
cils. Elle semblait avoir toutes les peines du monde à trouver ses mots.
— Maintenant, continuai-je, je n’en doute pas, la
princesse Mar-Janah de Cappadoce pourrait se choisir, si elle le voulait,
n’importe quel homme dans cette cour ou une autre. Mais si le cœur de Votre
Altesse bat toujours pour Nar... pour Ali Baba, il vous attend dans ma chambre,
au fond du couloir.
Elle esquissa la génuflexion d’un ko-tou, mais,
lui prenant les mains, je la relevai et la tournai en direction de la porte en
murmurant :
— Courez le rejoindre.
Ce qu’elle fit.
Mon père suivit son départ d’un air approbateur, puis
me demanda :
— Ne souhaitais-tu pas que Narine t’accompagne au
Yunnan ?
— Non. Il a attendu cette femme pendant vingt
ans, au moins. Marions-les dès que possible. Pourras-tu t’en occuper,
père ?
— Bien sûr. Et j’offrirai à Narine en cadeau de
mariage son propre certificat de propriété. Je veux dire, à Ali Baba. Car
j’imagine qu’il vaudrait mieux nous habituer à lui témoigner le respect qu’il
mérite, à présent qu’il va redevenir un homme libre, qui plus est l’époux d’une
princesse.
— Avant qu’il ne soit entièrement libre, je
ferais mieux d’aller m'assurer qu’il a correctement préparé mes bagages. Je te
dis donc adieu, mon père, au cas où je ne te reverrai pas, toi ou oncle Matteo,
avant mon départ.
— Au revoir, Marco, et laisse-moi retirer ce que
j’ai déclaré il y a un instant. Je me trompais. Tu ne feras jamais un
bon commerçant. Tu viens à l’instant de libérer une esclave de grande valeur
pour rien du tout.
— Mais, père, je l’avais eue gratuitement...
— Justement ! Quelle meilleure opportunité
pour réaliser un bénéfice ? Tu ne l’as pas fait. Tu n’as même pas saisi
l’occasion de convoquer la fanfare pour prononcer un discours grandiloquent
appuyé de gestes théâtraux, la laissant t’embrasser et sangloter sur tes mains
devant un auditoire fourni ému de ta libéralité, un scribe enregistrant la
scène pour la postérité.
Sans distinguer la tendre ironie qui perçait sous ses
paroles, je lui répliquai avec une pointe d’exaspération :
— Pour reprendre l’un de tes adages, père, tu
allumes des torches pour compter des bouts de chandelle.
— Il n’est pas d’un bon marchand de galvauder
ainsi des biens, encore moins sans s’en faire louer. Tu n’as décidément aucune
idée de la valeur de rien... sauf peut-être pour une ou deux personnes. Je
désespère de faire de toi un bon homme d’affaires. Mais tu pourrais devenir un
poète acceptable... Allez, au revoir, Marco, mon fils, et reviens-moi sain et
sauf.
Je devais revoir Mar-Janah une dernière fois. En
effet, le lendemain matin, Narine et elle vinrent me souhaiter « salââm
aleikum » avant mon départ et me remercier une fois encore de les
avoir réunis. Ils s’étaient réveillés tôt pour être sûrs de ne pas me manquer
et, à en juger par leurs yeux gonflés de sommeil et leur tête ébouriffée, il ne
faisait guère de doute qu’ils avaient passé la nuit ensemble. Mais ils avaient
aussi le sourire et l’air béat, et lorsqu’ils tentèrent de me décrire l’immense
joie de leurs retrouvailles, ils le firent en termes aussi décousus
qu’extasiés.
— C’était un peu comme si..., commença-t-il.
— Non, totalement comme si...,
poursuivit-elle.
— Oui, c’était vraiment comme si...,
corrigea-t-il, ces vingt ans qui nous avaient séparés... comme s’ils...
— Allons, allons, ris-je de bon cœur en entendant
ces discours confus. Vous n’avez pourtant pas l’habitude, tous les deux, d’être
d’aussi piètres conteurs !
Mar-Janah éclata de rire à son tour, avant de réussir
à terminer la phrase :
— Comme si ces vingt ans n’avaient jamais existé.
— Et elle me trouve toujours beau !
s’exclama Narine. Quant à elle, elle est plus séduisante que jamais !
— Nous sommes tels deux tourtereaux qui
découvrent l’amour, conclut-elle.
— J’en suis sincèrement heureux, fis-je.
Et bien qu’ils fussent tous deux âgés d’environ
quarante-cinq ans et que j’eusse le sentiment qu’une histoire d’amour entre
deux personnes de l’âge de mes parents était un peu déconcertante et ridicule,
j’ajoutai :
— Je vous souhaite le bonheur éternel, jeunes
amants.
Je comparus ensuite devant le khakhan, afin de
récupérer la
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