Marco Polo
disposition pour veiller à notre plaisir ; mais comme l’avait
prédit Kubilaï, j’étais trop éreinté et irrité par les longues heures passées
en selle pour avoir envie d’en profiter. Je consacrais mes brefs moments de
répit entre la table et le lit à prendre note des détails et des repères
géographiques que j’avais pu remarquer durant notre journée de route.
Nous décrivions un arc descendant vers le sud-ouest de
Khanbalik, et je ne saurais me rappeler combien de villages, de bourgades et de
cités nous traversâmes, car nous n’y demeurions qu’une nuit. Il n’y en eut que
deux de taille plus imposante. L’une était Xian, ex-capitale du premier
empereur de ces contrées, que m’avait montrée le ministre de la Guerre Chao sur
son immense carte. La ville avait considérablement décliné au fil des siècles
et, bien qu’étant encore un carrefour de commerce prospère, elle ne possédait
aucun des atours d’une cité impériale. L’autre ville d’une importance notable,
Chengdu, était située au cœur de ce qu’on appelle le bassin Rouge, parce que la
terre n’y est pas jaune, au contraire du reste de Kithai. C’était la capitale
du Sichuan, son wang habitait un palais comparable en taille à l’immense
« ville dans la ville » de Khanbalik. Le wang Magalai, l’un
des fils de Kubilaï, m’aurait volontiers accueilli plus longtemps comme invité
d’honneur, et je ne cache pas que je fus tenté moi-même d’y séjourner quelques
jours. Mais, pénétré de la solennité de ma mission, je lui présentai mes
excuses, que bien sûr il accepta, et ne passai qu’une nuit en sa compagnie.
Nous nous dirigeâmes ensuite plein ouest, vers cette
région montagneuse de Kithai frontalière du Sichuan, de la province Song et des
terres de To-Bhot. Notre pas fut ralenti par une longue ascension jusqu’à une
côte abrupte. Les montagnes n’y étaient pas d’une hauteur aussi démesurée que
celles du Pamir de Haute Tartarie. Elles étaient bien plus boisées par endroits
et peu enneigées ; même en plein hiver, m’expliqua-t-on, il était rare que
la neige recouvrît leurs flancs, excepté vers les cimes. Mais si ces reliefs
n’atteignaient pas l’altitude de ceux que j’avais pu voir auparavant, leurs
pentes étaient bien plus verticales. Hormis les surfaces boisées, c’étaient de
monstrueux blocs dressés, séparés par de profondes ravines, étroites et
sombres, qui avaient au moins un avantage : leur solidité. Nous n’avions
pas à redouter d’éventuelles avalanches, et je n’en entendis aucune résonner
dans les environs. Les habitants appelaient leur région la terre des Quatre Rivières,
car quatre petits cours d’eau étaient nommés ici le N’mai, le Nu, le Lankang et
la Jin-sha. Ceux-ci, à en croire les riverains, s’élargissaient en aval et
devenaient plus profonds, jusqu’à former les quatre fleuves les plus
considérables de cette partie du monde, mieux connus sous les noms d’Irrawaddy,
Salouen, Mékong et Yang-Tze Kiang. Les trois premiers, après avoir traversé le
Yunnan, coulaient vers le sud ou le sud-est, à travers les terres tropicales de
Champa. Le quatrième, le Yang-Tze (ou l’Énorme Rivière), voguait vers l’est
jusqu’à la mer de Kithai.
Nous les traversâmes, mon escorte et moi, largement en
amont des lieux où ils se séparaient en quatre fleuves parmi les hautes terres
où les rivières sont encore formées d’une multitude de torrents, petits
affluents qui n’ont pour la plupart pas de nom. Leurs eaux blanches et
tumultueuses avaient, au fil des âges, creusé dans la montagne des gorges
semblables à la trace d’un violent coup de cimeterre imprimé dans la roche par
quelque djinn géant. Le seul chemin, le long de ces vertigineuses
parois, était celui que les autochtones appelaient fièrement la route des
Piliers.
Qualifier cette construction de route tenait sans
doute de la plus parfaite exagération, mais elle était indéniablement perchée
sur des piliers – pour être plus précis, sur des corbeaux ou des modillons, des
poutres enfoncées et calées dans les fissures qui s’ouvraient le long des
falaises, reliées par des planches et couvertes de plusieurs couches de terre
battue mêlée de paille. On aurait aussi bien pu l’appeler la route des
Rayonnages ou même la route des Aveugles, car j’en arpentai la plus grande
partie les yeux fermés, m’en remettant à la sûreté de pied de mon
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