Marco Polo
lettre qu’il me chargeait de remettre à l’orlok Bayan, et
le trouvai en compagnie de trois visiteurs : le Maître Artificier que
j’avais rencontré la veille, l’Astronome et l’Orfèvre de la Cour, que je
n’avais pas revus depuis un moment. Tous trois semblaient nerveux, mais leurs
yeux brillaient d’une étrange excitation.
— Ces gentilshommes aimeraient que tu emmènes au
Yunnan quelque chose de leur fabrication.
— Nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit, Marco,
me déclara le Maître Artificier Shi. Depuis que tu as inventé le moyen de
transporter aisément la fameuse poudre inflammable, nous nous sommes mis en
tête de la voir utiliser au combat. J’ai passé la nuit à en humecter
d’importantes quantités avant de les laisser sécher en blocs que j’ai émiettés
en boulettes.
— Et voila*. Pour
ma part, j’ai fabriqué de nouveaux récipients pour les accueillir, dit à son
tour l’orfèvre Boucher en dévoilant un globe de cuivre étincelant de la taille
de sa tête. Maître Shi nous a raconté comment vous aviez détruit la moitié du
palais avec un pot en grès.
— Pas la moitié du palais, me récriai-je. Tout
juste...
— Qu’importe* ! coupa-t-il
avec impatience. Si un pot fermé par un couvercle a pu faire cela, nous avons
pensé qu’un conditionnement encore plus solide autour de la poudre rendrait son
explosion trois fois plus puissante. Nous avons opté pour du cuivre.
— Et suite à mes observations des orbites
planétaires, enchaîna l’astronome Jamal ud-Din, j’ai estimé que le récipient
devait être sphérique. Il pourra ainsi être jeté à la main ou à la catapulte
avec plus de précision et plus loin. On pourra même le faire rouler au milieu
des rangs ennemis. Quant à sa forme, elle facilitera – si Dieu le veut ! –
la dispersion des forces destructrices dans toutes les directions.
— J’ai donc forgé des boules sur le modèle de
celle-ci, qui réunissent chacune deux hémisphères, poursuivit maître Boucher.
Maître Shi les a remplies de ses boulettes de poudre, puis je les ai
hermétiquement soudées. Plus rien, hormis leur force interne, ne peut désormais
les briser. Mais si la chose se produit... les diables se déchaînent* !
— Vous et l’orlok Bayan, reprit maître
Shi, serez les premiers à mettre à contribution le huo-yao sur un champ
de bataille. Nous avons fabriqué une douzaine de ces boules explosives.
Prends-les avec toi et laisse Bayan en faire usage à sa guise, elles devraient
faire merveille.
— C’est bien ce qu’il me semble, fis-je. Mais
comment les guerriers y mettront-ils le feu ?
— Tu vois cette corde en forme de mèche qui
dépasse, ici ? Elle a été insérée avant la soudure des demi-sphères. Faite
de coton entortillé autour d’un cœur de huo-yao, elle s’enflamme au
contact d’un bâton d’encens incandescent et laisse dix longues secondes avant
que l’étincelle entre en contact avec la charge intérieure.
— Aucun risque qu’elles explosent seules, au
moins ? Je n’ai pas envie de dévaster un innocent caravansérail avant même
d’arriver à destination.
— Pas de danger, assura maître Shi. Veille
seulement, je t’en prie, à ne pas les laisser entre les mains d’une femme.
Puis il ajouta, pince-sans-rire :
— Ce n’est pas pour rien que, dans mon peuple, la
prière matinale d’actions de grâces contient ces mots : « Béni
sois-tu, Seigneur notre Dieu, Toi qui ne m’as point fait femme... »
— Vraiment ? fit maître Jamal, intéressé.
Notre Coran dit sensiblement la même chose lorsqu’il affirme, dans sa quatrième
sourate : « Les hommes ont autorité sur les femmes en raison des
faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci. »
J’inclinai à croire, pour ma part, que le manque de
sommeil devait avoir entamé le potentiel de réflexion de ces vieillards :
quel intérêt en effet d’engager à cet instant une discussion sur les mérites et
les démérites des femmes ? Je coupai court en déclarant :
— C’est avec grand plaisir que je me chargerai de
vos marchandises, messieurs, si tel est le souhait du khan Kubilaï.
Le khakhan fit un geste d’assentiment, et les trois
courtisans s’empressèrent de sortir pour charger la douzaine de boules
offensives sur mon convoi de chevaux de bât. Quand ils furent partis, Kubilaï
me dit :
— Voici ma lettre à Bayan, scellée et accrochée à
une chaîne que tu porteras
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