Marco Polo
raison : décidément, personne ne
peut rien te dire, à toi...
J’avais cessé d’écouter, m’éloignant de nouveau, car
un vague souvenir m’était venu à l’esprit. Je sortis le vase dans le jardin et
prélevai une pierre dans l’anneau blanc qui entourait un massif de fleurs afin
de m’en servir de masse pour briser la porcelaine. Lorsque tous les fragments
furent tombés, j’avais en main un lourd bloc gris de poudre solidifiée de la
forme du vase. Tandis que je l’examinais, mon mince souvenir reprit forme. Je
m’étais remémoré la fabrication de cette nourriture que les Mongols appellent grut. Cette façon qu’ont les Mongoles des plaines d’étaler du lait caillé en
plein soleil et de le laisser sécher jusqu’à en faire un gâteau dur... Elles le
réduisaient ensuite en boulettes, qui se conservaient presque indéfiniment,
jusqu’à ce qu’on les consomme en guise de ration d’urgence. Reprenant ma
pierre, j’en martelai le bloc de huo-yao de manière à en détacher
quelques morceaux de la taille et de l’aspect de crottes de souris, et, les
ayant à leur tour passés en revue, je m’adressai au Maître Artificier, lui
demandant d’une voix embarrassée :
— Maître Shi, pourriez-vous jeter un coup d’œil à
ces fragments et me dire si je me trompe...
— C’est probablement le cas, fit-il avec un
reniflement de mépris. Eh bien quoi ? Ce sont des merdes de souris !
— Pas du tout : ce sont des morceaux que
j’ai prélevés de ce bloc de huo-yao. Sauf erreur de ma part, ces
fragments semblent avoir conservé bien séparées les trois poudres qui le
composent, dans les bonnes proportions. Aussi, étant à présent sèches, elles
devraient prendre feu exactement comme si...
— Yom mekhayeh ! s’écria-t-il d’une voix rauque, dans ce que je pris pour de l’hébreu.
Très lentement, avec une infinie douceur, il cueillit
les échantillons sur ma paume, avant de laisser fuser à nouveau, mais en langue
han cette fois, « hao-jia-huo », une expression
d’ébahissement.
Il se mit soudain à arpenter avec fébrilité la chambre
dévastée et ramassa par terre un morceau de bois encore incandescent sur lequel
il souffla, les yeux écarquillés, avant de sortir en trombe en direction du
jardin. Nous le suivîmes, le prince et moi (ce dernier s’exclamant :
« Qu’y a-t-il encore ? Ça ne va tout de même pas
recommencer ! »), et le rejoignîmes à temps pour le voir mettre en
contact la braise avec les fragments, ce qui eut pour effet immédiat de les
faire décoller dans un vif flamboiement accompagné d’un pétillement mousseux,
comme s’ils avaient été conditionnés dans leur forme originelle de poudre.
— Yom mekhayeh ! s’écria-t-il derechef, hors d’haleine.
Se tournant vers moi, les yeux exorbités, il ne put
que murmurer : « Bar mazel ! » avant de s’adresser
au prince en langue han :
— Mu bu jian jie.
— C’est un vieux proverbe, m’expliqua Chingkim.
« L’œil ne peut voir ses propres cils. » Apparemment, vous venez de
découvrir quelque chose de nouveau sur la poudre inflammable, que même le
Maître Artificier ignorait, malgré sa longue expérience.
— C’est juste une idée qui m’est venue comme
ça..., indiquai-je modestement.
Maître Shi, les yeux toujours agrandis comme des
soucoupes, demeurait figé devant moi à me regarder, marmonnant des mots tels
que « khakhem » et « khalutz ».
Il reprit alors, s’adressant à Chingkim :
— Mon prince, j’ignore si vous aviez l’intention
de châtier cet imprudent Ferenghi pour les dommages et les catastrophes
qu’il vient de provoquer, mais la Mishna nous enseigne qu’un bâtard doué de
réflexion vaut mieux qu’un prêtre de haut rang qui prêche comme un perroquet.
Si vous voulez mon avis, ce que vient de faire ce garçon vaut plus que
n’importe quel nombre de domestiques ou de parcelles de palais.
— J’ignore ce qu’est la Mishna, maître Shi,
grommela le prince, mais je ferai part de vos sentiments à mon royal père.
Il se tourna vers moi :
— Je t’emmène, Marco. Il m’avait envoyé te
chercher juste au moment où a retenti le bruit de tonnerre de ton... œuvre. Je
suis bien heureux de ne pas avoir à te transporter jusqu’à lui à la petite
cuillère. Suis-moi.
— Marco, attaqua le khakhan sans préambule, je
dois envoyer un messager à l’orlok Bayan, au Yunnan, pour l’informer des
derniers
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