Marco Polo
induisaient également, à l’évidence,
une mortalité supérieure à ce qu’elle aurait dû être. Les chiens étaient si
nombreux que, souvent, ils devenaient enragés ; ils avaient non seulement
une fâcheuse tendance à s’attaquer les uns les autres, mais aussi à mordre
sauvagement les hommes, qui mouraient plus souvent de l’infection consécutive à
ces morsures que des maladies putrides engendrées par la misère noire dans
laquelle ils vivaient. Il arrivait que ces amas humains laissés à même le sol
ne se contentent pas de remuer faiblement : on les voyait, secoués de
spasmes, se contorsionner en hurlant à la mort tels des chiens, dans les
terribles souffrances de l’agonie qui les consumait.
N’ayant, d’une part, aucune envie de me faire mordre à
mon tour et m’acheminant, d’autre part, vers une zone de guerre, j’eus soin de
me procurer un arc et des flèches, et me mis à exercer mon adresse et la
vigueur de mon bras sur tous les chiens errants qui passaient à portée de mon
tir. Cela m’attira des regards noirs de la part des moines et des laïcs
potaïstes que je croisai, lesquels préféraient sans doute voir des gens mourir
pour rien que d’autres tuer pour d’utiles raisons. Quoi qu’il en soit, comme
j’étais porteur de la plaque du khakhan, nul n’osa manifester sa désapprobation
au-delà de quelques airs courroucés et de vagues grommellements scandalisés. Je
pus donc acquérir une certaine aisance dans le maniement tant des flèches à
tête large qu’à tête étroite, et ce séjour sur cette terre misérable me permit
au moins de m’améliorer dans ce domaine. Car, par ailleurs, je doutais que l’on
pût y progresser en quoi que ce fût.
Dès que nous arrivions dans un village Bho, mes
cavaliers d’escorte et moi-même grimpions aussi vite que possible au sommet du potala local, où l’on recevait les invités d’honneur, cet endroit étant le plus
confortable qu’on pût leur proposer. Cela signifiait simplement que nous
n’aurions pas à recevoir d’excréments sur la tête – encore que, même si cela
s’était produit, cela n’aurait guère accru la saleté des chambres, des lits et
de la nourriture auxquels nous avions accès. Avant de quitter Kithai, j’avais
entendu un gentilhomme han citer un dicton quelque peu méprisant de son peuple
selon lequel « les trois principaux produits locaux du To-Bhot sont les
lamas, les femmes et les chiens ». J’étais à présent bien obligé de le
croire ! Il était évident que la forte proportion de femmes dans les rues
du village bas était due au fait qu’environ un tiers des hommes entraient dans
les ordres et allaient résider dans une lamaserie. Ayant eu l’occasion de voir
de près des femmes Bho, j’avoue qu’il m’était difficile de les blâmer de
prendre ainsi la fuite, mais pour moi, s’ils fuyaient, c’était au moins pour
vivre une existence meilleure, non pour être embaumés vivants...
En pénétrant dans la cour d’un potala, nous
étions d’emblée accueillis par la triple rumeur du grincement ronronnant des
moulins à prières, du claquement au vent des drapeaux de prière et du cliquetis
des os de prière. Puis venaient les grondements des farouches mastiffs jaunes
du To-Bhot qui, en ces endroits, étaient accrochés aux murs par des chaînes. Le
long de ces murs, dans la moindre niche fumait un bâton d’encens ou de
genévrier enflammé, mais leur parfum peinait à masquer les miasmes envahissants
des feux de bouses de yack et les exhalaisons fétides du beurre de yack. Après
les bruits et les odeurs, nous avions droit à l’approche tranquille d’un grand
nombre de moines et de prêtres qui convergeaient vers nous paumes offertes, les
bras chargés de la traditionnelle khata, une écharpe de soie bleu pâle
avec laquelle – de préférence à l’habitude de tirer la langue – tout Bho de
classe élevée salue une personnalité de rang égal ou supérieur. Ils
s’adressaient à moi en me donnant le titre de Kungô, « Votre
Altesse », et je ne manquais pas, de mon côté, d’honorer les lamas du
titre de Kundtin, « Votre Présence », et les trapas de celui
de Rimpoche, « Très Précieux », bien que le fait de devoir les
distinguer d’aussi honorifiques mensonges m’écœurât quelque peu. Ils n’avaient
en effet rien de si précieux. Leurs robes, à l’origine d’un rouge safran
éclatant, sans doute assez dignes de leur état ecclésiastique,
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