Marco Polo
s’étaient
obscurcies de la crasse accumulée au fil des années. Leurs visages, leurs mains
et leurs crânes rasés étaient constellés de zones brunâtres dues à la sève de
plante dont ils badigeonnaient leurs plaies et leurs maladies de peau. Leur
menton et leurs joues luisaient du beurre de yack dont ils avaient coutume de
tartiner tout ce qu’ils mangeaient.
La nourriture qu’on nous servait dans les lamaseries
était essentiellement d’origine végétale, comme l’exige la religion
potaïque : de la tsampa, des orties bouillies, des fougères,
auxquelles s’ajoutaient les tiges rose vif, gluantes et filandreuses, d’une
étrange plante que je ne connaissais pas. Je soupçonnai les saints hommes de ne
la consommer que parce qu’elle colorait des jours durant leur urine en rose et
que le filet qui en résultait devait remplir le peuple du dessous d’une crainte
aussi respectueuse qu’admirative. Mais les Bho composaient sans vergogne avec
l’interdiction de leur religion quant à la consommation de viande. S’ils ne
sacrifiaient pas les volailles ni le bétail domestique, ils autorisaient la
chasse aux faisans et aux antilopes. Aussi lamas et trapas nous servirent-ils
assez souvent cette viande, comme pour leur donner le prétexte d’en consommer
en même temps que nous. N’allez surtout pas croire que je stigmatise ici juste
pour le plaisir une austérité religieuse hypocrite. L’un des lamas, qu’on
m’avait présenté comme un « saint parmi les saints », tenait sa
réputation du fait qu’il ne subsistait que de l’absorption quotidienne de
quelques bols de thé, à l’exclusion de toute autre forme de nourriture.
Sceptique, je gardai un œil sur lui, pour découvrir un beau matin que les
prétendues feuilles de cha qu’il faisait tremper dans son bol n’étaient
autre que des lambeaux de viande séchée qui avaient l’aspect du thé.
Copieux et peu potaïques, ces plats occasionnels ne
ressemblaient jamais à grand-chose. En tant qu’invités d’honneur, nous étions
régulièrement conviés à manger dans le « hall de chant » du potala. Nos repas étaient ainsi bercés des plaintes lugubres et monotones de
douzaines de moines qui chantaient, tambourinaient sur des crânes évidés et
faisaient cliqueter des os de prière. Outre les plats sur lesquels les mets
étaient disposés et les bols dans lesquels on les mangeait, la table du banquet
était garnie d’un nombre impressionnant de crachoirs, que les saints hommes
avaient soin d’alimenter jusqu’à les remplir à ras bord. Un peu partout dans le
hall s’élevaient des statues du Bouddha, environnées de nombreux disciples
dévots et de non moins nombreux démons ennemis. Chacune de ces statues luisait
dans la pénombre, barbouillée qu’elle était du sempiternel beurre de yack.
Alors que nous autres chrétiens eussions simplement déposé une bougie allumée
auprès de la statue d’un saint, les Bho aimaient à enduire les leurs de beurre
de yack, et les épaisses couches dont elles étaient recouvertes exhalaient une
terrible odeur de rance. J’ignore si le Bouddha et ses compagnons appréciaient
cette onction, mais je peux vous affirmer que la vermine locale, elle, en
raffolait. Même lorsque le hall était rempli de convives et de chanteurs
bruyants, je pouvais entendre les couinements des souris et des rats – sans
compter les cafards, mille-pattes et Dieu sait quoi encore – qui galopaient et
fourrageaient du haut en bas desdites statues. Ce qui était cependant et sans
conteste le plus nauséabond, c’est ce sur quoi nous étions assis, nos hôtes et
nous. Au début, j’avais pris cela pour une sorte d’estrade basse, bâtie
au-dessus du sol. Cependant, l’ayant sentie sous mes pieds quelque peu
spongieuse, je fis une furtive investigation pour savoir de quoi elle était
constituée, et je découvris que nous étions installés sur un monceau de déchets
alimentaires affaissés qui résultait de l’accumulation de restes souillés
couverts de bave jetés par les saints hommes lors de leurs repas, au fil des
décennies, ou peut-être des siècles passés.
Lorsque leurs bouches n’étaient point occupées à
mastiquer ou à faire autre chose, les moines chantaient continuellement, tous en
chœur et à pleins poumons, ou seuls, dans un sourd murmure. L’un de leurs
chants clamait en substance : « Lha so so, khi ho ho », ce
qui veut plus ou moins dire : « Approchez, vous, les dieux, et
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