Marco Polo
songeait à la piètre qualité du vivier dans
lequel elles avaient eu à se servir...
Tous les mâles animés d’un peu d’ambition et du désir
de s’élever avaient déjà effectué physiquement la démarche qui
s’imposait pour le faire, en s’éclipsant au potala local. Parmi ceux qui
étaient restés, ils étaient peu à faire montre de virilité et d’entrain. En
général, ceux-ci appartenaient à une famille bien établie, s’occupaient d’une
ferme, d’un élevage ou d’un commerce. Ainsi, une femme, au moment de son choix,
ne se contentait pas d’entrer à l’intérieur de l’une de ces
« familles enviables » : elle épousait en quelque sorte toute cette famille, ou au moins ses représentants masculins. Cela n’allait pas
sans quelques complexités conjugales. J’eus à connaître une femme qui, mariée à
deux frères et à leurs deux fils, avait eu un enfant des quatre. Une autre
avait épousé trois frères, et la fille obtenue de l’un d’eux s’était unie aux
deux autres, en complément d’un troisième, trouvé hors de la famille.
Comment, dans cet enchevêtrement hétéroclite,
pouvait-on reconnaître qui était l’enfant de qui, j’ai renoncé à le comprendre.
Je soupçonne qu’aucun d’eux ne s’en souciait vraiment. J’en vins à croire que
la relative faiblesse d’esprit de ce peuple trouvait ses racines dans cette
consanguinité endémique, ainsi que dans son addiction aveugle au
travestissement bouddhiste qu’était en quelque sorte le potaïsme, dont la
risible prétention consistait pourtant, on s’en souvient, à représenter
« la sagesse accumulée au fil des âges ».
J’en arrivai à cette conclusion lorsque j’en parlai,
bien plus tard, devant un aréopage de distingués médecins han. Ils
m’expliquèrent que les générations issues d’un pareil brassage consanguin,
inhérent à de telles communautés de montagne et inévitable à cause de leur foi fanatique,
ne pouvaient engendrer qu’un peuple marqué par la léthargie physique et
l’étroitesse d’esprit.
16
— Votre royal père Kubilaï se flatte de régner
sur des peuples de qualité, rapportai-je au wang Ukuruji. Pourquoi
diable s’est-il donné la peine d’aller conquérir et annexer cette misérable
terre de To-Bhot ?
— Pour son or, répondit Ukuruji d’un ton las. On
peut récolter à la bâtée de la poussière d’or dans le lit de n’importe quelle
rivière ou ruisseau, dans cette région. Nous pourrions en tirer bien davantage,
c’est certain, si je parvenais à convaincre ces misérables Bho de creuser les
mines situées aux sources de ces cours d’eau. Mais leurs maudits lamas ont
réussi à les persuader que les veines et les filons aurifères sont les racines du métal. Il est hors de question, selon eux, d’aller s’y attaquer :
cela tarirait la poussière d’or qui est censée être son pollen.
Il rit et secoua la tête avec regret.
— Vakh !
— Cela ne fait que confirmer, s’il en était
besoin, le niveau intellectuel des Bho, fis-je remarquer. Cette terre a beau
avoir une certaine valeur, son peuple n’en a guère. Comment Kubilaï a-t-il pu
condamner son propre fils à le gouverner ?
— Il faut bien que quelqu’un s’en occupe,
lâcha-t-il avec un haussement d’épaules résigné. Les lamas vous diraient
certainement que j’ai dû commettre je ne sais quel crime odieux dans une vie
antérieure, pour avoir été mis ainsi à la tête des Drok et des Bho. Et
peut-être, après tout, ont-ils raison...
— Qui sait ? Si cela se trouve, votre père
envisage de vous confier ensuite la direction du Yunnan ou de vous l’adjoindre
au To-Bhot ! ajoutai-je, encourageant.
— J’avoue que je me raccroche à cet espoir,
confia-t-il. C’est pourquoi j’ai ramené ma cour de la capitale jusque dans
cette ville de garnison, afin d’être proche de la zone du Yunnan en guerre et
de patienter ici jusqu’à l’issue de celle-ci.
La garnison, cité marchande nommée Ba-Tang, marquait
le but du long voyage qui nous avait amenés de Khanbalik. Alerté par les
éclaireurs, le wang Ukuruji nous y avait attendus. Bien qu’encore située
au To-Bhot, la ville était la cité la plus confortable à proximité de la
frontière du Yunnan mitoyenne de l’empire Song. C’était l’endroit où l’orlok Bayan avait choisi d’établir son quartier général, celui d’où il menait à
intervalles réguliers des incursions au sud contre le
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