Marco Polo
peuple Yi. Bien que
Ba-Tang n’eût pas été évacuée de ses habitants, ceux-ci étaient désormais
presque en minorité par rapport aux Mongols installés dans la ville, ses
faubourgs et la vallée environnante. Il y avait là pas moins de cinq toman [15] d’hommes de troupes accompagnés de leurs épouses, l’orlok et son
état-major au grand complet, et le wang entouré de sa cour.
— Je suis prêt à lever le camp à l’instant et, ma
foi, je ne demanderais que cela, continuait Ukuruji, pour peu que Bayan emporte
le Yunnan et que mon père me laisse y aller. Certes, je n’escompte pas un
accueil enthousiaste de la part des Yi, mais, franchement, plutôt se rendre
parmi des ennemis enragés que demeurer en compagnie de ces Bho rouillés !
— Vous avez évoqué votre capitale, wang. Vous
parliez de la ville de Lhassa, je suppose.
— Pas du tout, non. Pourquoi ?
— On m’a dit que c’est là que résidait le Plus
Saint des Lamas, Sa Souveraine Présence. J’ai donc pensé qu’il s’agissait de la
cité dominante.
Il fut secoué de rire.
— Oui, c’est vrai que le Plus Saint des Lamas vit
à Lhassa. Il y en a également un autre à Dri-Kung, un à Pak-Dup et un à Tsal,
et sans doute d’autres encore un peu partout. Vakh ! Il vous faut
comprendre que ce nuisible potaïsme n’est pas uni : il existe un grand
nombre de sectes rivales sans qu’il y en ait une pour relever l’autre, hélas,
chacune dirigée par son propre Plus Saint. Pour des raisons pratiques, j’avais
décidé d’en distinguer un parmi tous les autres, Phags-pa, dont la lamaserie se
trouve à Shigat-Se, c’est pourquoi j’en avais fait ma capitale. Nominalement au
moins, le vénérable Phags-pa et moi-même sommes les cogouverneurs en titre de
cette région, lui étant investi du pouvoir spirituel, moi du temporel. C’est
une ignoble vieille fripouille, mais guère plus que ses pairs, sans doute.
— Et Shigat-Se ? demandai-je. Est-ce une
cité aussi agréable qu’on me l’a dit de Lhassa ?
— Oh, sans doute, grommela-t-il. Shigat-Se est
une montagne de crottins. Lhassa ne doit pas valoir mieux.
— Bien, fis-je d’un ton aussi allègre que
possible. En ce cas... vous devez vous réjouir de pouvoir résider, au moins
pour un temps, dans un lieu un peu plus agréable !
Ba-Tang s’étendait sur la berge orientale de la
rivière Jin-sha. Celle-ci n’était encore ici qu’un torrent aux eaux blanchâtres
qui s’écoulait dans une large vallée, mais plus bas, au Yunnan, elle s’enrichissait
de plusieurs affluents et enflait considérablement jusqu’à devenir le puissant
Yang-Tze Kiang. La vallée de Ba-Tang, en cette saison estivale, était toute
dorée, verte et bleue, parsemée ici et là d’autres couleurs. Le bleu était
celui du ciel, haut et nettoyé par les vents. L’or venait des champs d’orge
Bho, des marais où poussait le zhu-gan, ainsi que des innombrables
yourtes jaunes qui formaient le camp, autrement dit le bok mongol. Mais,
par-delà ces aires cultivées et les terrains occupés par l’armée, la vallée
s’habillait du vert profond et riche des forêts peuplées d’ormes, de pins et de
genévriers, piquetées de roses sauvages, d’ancolies, de jacinthes des bois,
d’anémones ou d’iris. Parmi toutes ces fleurs, la fraîcheur du matin faisait
resplendir le moindre arbre et chaque buisson.
Dans un tel paysage, n’importe quelle cité eût semblé
aussi incongrue qu’une pustule sur un joli visage. Mais Ba-Tang, installée dans
une large vallée, avait disposé ses bâtisses les unes à côté des autres sans
les serrer ni les empiler en hauteur. En outre, la rivière charriait les
déchets, faisant de la ville l’une des moins laides de tout le pays Bho. Ses
habitants étaient également mieux vêtus. En tout cas, les plus aisés se
reconnaissaient facilement à leurs robes grenat, élégamment passementées de
fourrure de loutre, de tigre ou de léopard, tandis que les femmes de la haute
société décoraient leurs cent huit nattes de cauris, d’éclats de turquoise ou
de fragments de corail issus des mers lointaines.
— Se pourrait-il que les Bho de cette région
soient supérieurs aux autres habitants du To-Bhot ? fis-je, empli
d’espoir. Leurs coutumes ont l’air différentes. En me promenant par la ville,
j’ai vu que les gens commençaient à préparer les cérémonies du Nouvel An ;
partout ailleurs, ce me semble, celui-ci débute au cœur de
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