Marco Polo
que
rester assis dans la contemplation du Plus Saint des Lamas, tandis que les
lamas de grades inférieurs passent leur temps à se recueillir devant lui. Les
trapas, eux, s’emploient à méditer sur les lamas. Je serais prêt à parier que
le premier apprenti qui apprendrait à nettoyer renverserait le régime tout
entier. Il deviendrait maître du potala, puis pape du potaïsme et, au
bout du compte, wang de tout le To-Bhot.
— Vous paraissez avoir été mordu par un chien
enragé, Altesse ! s’exclama-t-il sincèrement alarmé. Je cours chercher
l’un de nos médecins, le détecteur de pouls ou le renifleur d’urine, afin qu’il
traite votre mal.
Tout a été dit, me semble-t-il, au sujet des
religieux. L’influence du potaïsme sur la population laïque du To-Bhot était,
on s’en doute, tout aussi stimulante. Les hommes avaient appris à lancer tous
les moulins à prières qu’ils rencontraient sur leur chemin, les femmes à se
nouer les cheveux en l’air en cent huit nattes, et tous veillaient
soigneusement, en passant à proximité d’un édifice religieux, à marcher sur la
gauche de la route. J’ignore pourquoi au juste, mais un dicton affirme :
« Prends garde aux démons sur ta gauche » et, partout où se
dressaient d’obscurs édifices religieux, la route se dédoublait en deux
branches devant eux, afin que, d’où qu’il arrive, le voyageur pût toujours les
contourner par la gauche et laisser l’objet saint sur sa droite.
Dès que le crépuscule tombait, hommes, femmes et
enfants de toutes les communautés du To-Bhot cessaient toute activité (pour peu
qu’ils en aient eu) et s’asseyaient dans les rues de la ville ou sur leurs
toits pour entonner en cadence, guidés par les lamas et les trapas du potala, tout là-haut, l’appel vespéral à l’oubli : « Om mani padme
hum », qu’ils psalmodiaient à l’infini. J’aurais pu, j’en conviens,
être impressionné par ce qui ressemblait pour le moins à un bel exemple de
solidarité populaire et de religiosité assumée, alors qu’à Venise mes
compatriotes auraient rougi d’esquisser le moindre signe de croix en dehors de
l’église. Mais non, c’était plus fort que moi, je ne pouvais admirer la
dévotion d’un peuple à une religion qui ne leur apportait rien, ni à eux ni à
qui que ce soit d’autre.
Apparemment, elle les préparait à l’oubli du nirvana,
mais elle faisait d’eux des êtres si lymphatiques, si éloignés des réalités du
monde que je voyais mal la différence qu’ils établiraient entre cet oubli et
celui qui les attendait. La plupart des religions, me semble-t-il, poussent
leurs pratiquants à une sorte de réalisation. Il n’est pas jusqu’aux
détestables hindous qui ne soient amenés à s’activer de temps à autre, même si
c’est simplement pour s’étriper les uns les autres. Parallèlement, ces potaïstes
étaient incapables de prendre l’initiative de tuer un chien enragé ou de sauter
de côté s’il leur fonçait dessus. Comme j’ai hélas pu le décrire, les Bho ne
semblaient nourrir qu’une seule ambition : quitter leur torpeur terrestre
pour entrer dans un coma aussi absolu qu’éternel.
Voyez cet exemple édifiant de l’apathie Bho. Dans un
pays où tant d’hommes avaient opté pour le célibat et où, par conséquent, tant
de femmes étaient disponibles, je m’attendais que tout mâle normalement
constitué profitât de cette situation paradisiaque et fît son choix, s’offrant
autant de bonnes fortunes qu’il le désirait. Les femmes suivaient ici la
coutume que je connaissais, qui consistait à accumuler avant le mariage autant
de relations que possible avec différents hommes : chacun devait témoigner
de son passage par une pièce qu’on lui extorquait, de façon que celle qui
posséderait, une fois parvenue en âge de se marier, le chapelet le plus garni
serait considérée comme le parti le plus enviable. Mais elle ne se contentait
pas de sélectionner le meilleur époux : elle en prenait plusieurs. Au
lieu que chacun des hommes régnât, tel un shah, sur un vaste gynécée d’épouses
et de concubines, chaque femme digne d’être épousée possédait son propre
harem d’hommes, vouant du même coup au célibat des légions de ses congénères
moins désirables qu’elle.
On pourrait se raccrocher à l’idée qu’au moins cela
dénotait de la part des femmes un certain esprit d’entreprise. Mais quelle
pauvre gloire en tirer, quand on
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