Marco Polo
mais cette brève conversation avec
vous a été à ce jour la plus longue distraction qui ait jamais interrompu ma
vie de recueillement...
Je lui fis mes adieux respectueux et le laissai,
curieux de trouver un lama moins couvert de pustules et moins exalté, à qui je
demandai à son tour à quoi il passait ses journées quand il ne faisait pas
furieusement tourner les moulins à prières.
— Je médite, Votre Altesse. Que ferais-je
d’autre ?
— Sur quoi méditez-vous, Votre Présence ?
— Je fixe mon regard mental sur notre grand lama,
car il s’est une fois rendu à Lhassa et a vu le visage du Kian-gan Kundun. Il
en a tiré une immense sainteté.
— Dont vous espérez acquérir une part en vous
concentrant sur lui ?
— Par la grâce divine, bien sûr que non. La
sainteté ne peut se gagner ainsi, il faut qu’on vous l’ait conférée. Je peux au
moins espérer tirer de ma méditation une petite part de sagesse.
— Et cette sagesse, à qui allez-vous la
transmettre ? Aux lamas plus jeunes que vous ? Aux trapas ?
— Oh, Votre Altesse ! Nul ne doit porter le
regard sous lui, seulement au-dessus ! Où croyez-vous que se trouve la
sagesse ? Maintenant, vous voudrez bien m’excuser...
Je m’en allai trouver un trapa récemment admis au rang
de moine après un long noviciat en tant que chabi et lui demandai quel allait
être l’objet de sa contemplation, en attendant d’accéder à la prêtrise.
— Eh bien, je compte méditer sur la sainteté de
mes aînés et de mes supérieurs, Votre Altesse. Ils sont les réceptacles de
toute la sagesse accumulée au fil des âges.
— Mais s’ils ne vous enseignent rien, Très
Précieux, d’où pourra vous venir la connaissance ? Vous prétendez tous la
rechercher ardemment, mais à quelle source entendez-vous la puiser ?
— La connaissance ? répéta-t-il avec un
mépris outré. Seules des créatures bassement terrestres telles que les Han
peuvent s’en préoccuper. Quant à nous, la seule chose que nous cherchons
à acquérir, c’est la sagesse.
Intéressant, pensai-je. J’avais été confronté au même
genre de réaction condescendante de la part d’un Han. Il n’en restait pas moins
que je n’étais pas disposé à croire, pas plus à cette époque qu’aujourd’hui,
que la torpeur et la passivité pouvaient représenter l’achèvement suprême
auquel devait aspirer l’humanité. Selon moi, l’ataraxie n’est pas toujours une
preuve d’intelligence, ni le silence une marque d’activité de l’esprit. La
plupart des légumes sont à la fois tranquilles et silencieux. La contemplation
n’engendre pas non plus forcément des idées profondes. J’ai vu des vautours
méditer profondément le ventre plein, sans produire de résultats plus aboutis
qu’une bonne régurgitation. Enfin, toujours suivant mon opinion, les
déclarations obscures et inarticulées ne sont pas l’indice absolu d’une sagesse
mystique si sublime que seuls quelques sages soient en mesure de l’appréhender.
Les borborygmes des religieux potaïstes étaient aussi confus et décousus que
les jappements des cabots de leur lamaserie.
Je cherchai et trouvai un chabi, forme de vie la plus
vile du potala, et lui demandai comment lui occupait son temps.
— J’ai été admis ici à la condition de servir
comme apprenti, donc de nettoyer et de ranger ce qui doit l’être, dit-il. Mais
évidemment, je passe la majeure partie de mon temps à songer à mon mantra.
— Et quel est-il, mon garçon ?
— Quelques syllabes tirées des saintes écritures
du Kandjur, sur lesquelles il m’a été donné de méditer. Lorsque j’aurai
passé un temps suffisant à réfléchir à cet extrait – dans quelques années,
peut-être – et qu’il m’aura suffisamment ouvert l’esprit, j’espère être jugé
digne d’accéder au statut de trapa et de pouvoir méditer sur d’autres extraits
du Kandjur.
— T’est-il déjà arrivé, mon garçon, de passer un
peu de temps à nettoyer cette porcherie ? As-tu étudié les moyens d’y
parvenir avec plus d’efficacité ?
Il me regarda avec la même réprobation que si j’avais
été rendu fou par la morsure d’un chien enragé.
— Au lieu de m’occuper de mon mantra,
Altesse ? Mais pour quoi faire ? Nettoyer est la plus vile des
activités, et celui qui veut s’élever doit regarder vers le haut, non vers le
bas.
Je reniflai avec mépris.
— Votre grand lama ne fait rien d’autre
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