Marco Polo
expédition à la tête de plusieurs milliers de guerriers à cheval. Sa
colonne paraissait marquée par les affres du voyage, mais ne semblait pas avoir
été trop décimée par les combats, seules quelques douzaines de chevaux étant
rentrées la selle vide. Dès que Bayan eut pris le temps d’aller revêtir des
vêtements propres dans sa vaste tente du bok, il arriva au potala, accompagné
de plusieurs de ses sardar et de certains officiers subalternes, pour
présenter ses respects au wang et me rencontrer. Nous nous assîmes tous
trois autour d’une table sur la terrasse, les officiers de rang inférieur
restant cantonnés à quelque distance, et fûmes richement pourvus par les chabis
de cornes et de crânes remplis de kumis et d’arkhi, ainsi que de
quelques autres breuvages typiques des Bho, brassés à partir de l’orge.
— Comme d’habitude, les Yi ont joué à leur petit
jeu de couards fait de fuites successives, grommela-t-il en guise de résumé de son
raid au Yunnan. Ils se cachent, vous tirent dessus et détalent comme des
lapins. J’aurais volontiers pourchassé ces maudits cavaleurs jusqu’au cœur des
jungles de Champa, mais c’est justement ce qu’ils attendent ; que je
m’expose de flanc, et ils en profiteront pour couper mes lignes de
ravitaillement. Dès qu’un messager est venu me prévenir qu’une lettre de mon
khakhan était en route à mon intention, j’ai cessé mon action et tourné
casaque. Que ces bâtards de Yi croient qu’ils m’ont mis en déroute, si ça leur
chante, ça m’est bien égal. Je ne les en exterminerai pas moins. J’espère,
messire Polo, que vous m’apportez de la part de Kubilaï de bons conseils pour y
parvenir.
Je lui tendis la lettre, et nous restâmes silencieux
tandis qu’il en brisait le cachet de cire, la déroulait et en prenait
connaissance. Bayan était un homme entre deux âges, aussi vigoureux, basané et
couturé de cicatrices que l’étaient tous les guerriers mongols, mais il avait
aussi les dents les plus effrayantes qu’il m’ait été donné de voir sur un être
humain. Je le regardai en coin alors qu’il mâchonnait machinalement tout en
parcourant la missive, et je fus un instant plus fasciné par sa bouche que par
les mots qui en sortaient.
Au terme d’un moment d’intense observation, je déduisis
que ces dents ne devaient pas être les siennes, que ce n’étaient pas de vraies
dents, mais de grossières imitations en porcelaine. Elles avaient été taillées
sur mesure pour lui, il me l’expliqua plus tard, depuis qu’un adversaire
samoyède avait pulvérisé toutes les siennes d’un coup de sa massue en fer
asséné en pleine tête. J’ai vu depuis d’autres Mongols, ainsi que des Han,
porter des dents artificielles – appelées kin-chi par les médecins han
spécialisés dans leur fabrication –, mais celles de Bayan, les premières que je
découvrais, étaient sans doute les pires. Visiblement, celui qui les avait
conçues à son intention ne devait pas le porter dans son cœur. D’un aspect
aussi pesant et granitique que les bornes milliaires qui jalonnent le bord des
routes, elles étaient maintenues ensemble par une grille d’or très ouvragée. De
l’aveu même de Bayan, l’ensemble était terriblement inconfortable et douloureux
à supporter, aussi ne les fixait-il à ses gencives que lorsqu’il avait à
comparaître devant quelque dignitaire, au moment des repas, ou lorsqu’il
entendait séduire une femme en jouant de ses charmes. Je me gardai bien de le
lui confier, mais, à mon sens, ces dents avaient toutes les chances de révolter
le premier dignitaire à qui il les exhiberait, tout comme le domestique qui
viendrait lui servir son repas... Quant à l’effet qu’elles pourraient produire
sur une femme, je ne me hasardai même pas à l’envisager.
— Alors, Bayan, s’enquit Ukuruji impatient d’en
savoir plus, mon royal père exige-t-il que je vous suive au Yunnan ?
— Il ne l’interdit nullement, répondit Bayan avec
diplomatie.
Il tendit le document au wang afin qu’il pût en
prendre connaissance par lui-même. l’orlok se tourna vers moi.
— Très bien. Comme le suggère Kubilaï, je vais
émettre une proclamation qui sera vite connue des Yi, selon laquelle l’ami
qu’ils possédaient à la cour de Khanbalik n’est plus en activité. Cette
manœuvre est-elle censée les pousser à se rendre sur-le-champ ? Je pense
pour ma part que la nouvelle, loin de calmer leur
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