Marco Polo
brutalement en avant, tourné vers Bayan, et lui
glissa :
— Imaginez que nous ne risquions pas nos
propres troupes pour les faire mordre à l’hameçon. Qu’au lieu de cela, nous y
envoyions quelques Bho sans valeur, tout juste bons à être sacrifiés...
YUNNAN
17
Il fallait soit agir vite, soit garder un secret qui
risquait de s’éventer rapidement. Nous décidâmes d’agir vite.
La première chose que nous fîmes fut de poster des
sentinelles autour de la vallée de Ba-Tang, en alerte jour et nuit de façon à
empêcher tout espion Yi d’être informé de ce qui se préparait.
J’ai déjà vu des troupeaux d’animaux marcher d’un pas
volontaire vers leur dernier enclos avant la mort, pourvu qu’ils y soient menés
par une chèvre qui joue le rôle de Judas... Pour les Bho, ni les cajoleries, ni
la contrainte ne furent nécessaires. Ukuruji n’eut qu’à dévoiler les grandes
lignes de son plan aux lamas qu’il avait évincés du potala. Ces
religieux égoïstes et sans cœur étaient prêts à tout pour chasser le wang et sa cour de leur lamaserie avant de retourner y vivre, et les Bho leur
obéissaient aveuglément. C’est pourquoi les lamas, ne montrant aucun état d’âme
fraternel vis-à-vis de leurs condisciples potaïstes, ne firent pas non plus de
sentiment à l’égard de leurs camarades. Sans loyauté pour leur patrie, ni la
moindre répugnance à se mettre au service de leurs maîtres mongols, en somme
sans appréhension ni scrupules, ils proclamèrent que la population de Ba-Tang
devrait désormais exécuter tous les ordres que leur donneraient les officiers
mongols et les suivre partout où on les conduirait... et ces écervelés de Bho
acquiescèrent.
Bayan ordonna immédiatement à ses guerriers de
rassembler tous les Bho valides de la ville et de ses environs – hommes,
femmes, enfants, garçons et filles sortis de la petite enfance. Il les équipa
de vieilles armes et d’armures mongoles, leur donna pour montures les chevaux
les plus affaiblis par le service et les organisa en colonnes complètes garnies
de bêtes de bât et de trait, afin de convoyer les chariots qui transportaient
les yourtes. Il les gratifia du pavillon d’orlok de Bayan, des queues de yack de ses sardar et de
tous les fanions et blasons qu’ils purent trouver. Hormis les lamas, les trapas
et les chabis, seuls les Bho les plus vieux, les plus jeunes et les plus frêles
furent autorisés à rester en arrière... à quelques exceptions près, cependant.
Très gentiment, Ukuruji exempta les jeunes femmes qu’il avait sélectionnées
pour le plaisir de ses courtisans et le sien propre, et, pour ma part, je
renvoyai en sécurité chez elles Ryang et Odcho, chacune dotée d’un beau
chapelet de pièces autour du cou, afin de lancer leur carrière en vue d’un
futur beau mariage.
Pendant ce temps, Bayan dépêcha des cavaliers munis
d’un drapeau blanc crier dans les régions méridionales, dans la langue des Yi,
un message qui disait en substance : « Votre espion, ce traître qui
opérait dans la capitale de Kithai, a été démasqué et renversé ! Vous
n’avez plus aucune chance de soutenir notre siège ! En conséquence, cette
province du Yunnan est déclarée annexée au khanat ! Vous devez déposer les
armes et acclamer les conquérants quand ils arriveront ! Ainsi a parlé le
khakhan ; tremblez, misérables, et obéissez ! »
Il va de soi que nous ne nous attendions pas un
instant à voir les Yi trembler et obéir. Nous espérions seulement qu’ils
seraient assez distraits par ces bruyants messagers pour ne pas remarquer les
hommes qui s’étaient furtivement glissés dans les hauteurs et cherchaient les
meilleurs endroits où enfouir les boules de cuivre, avant de se terrer à
proximité, prêts à mettre à feu leur dispositif à mon signal.
Pour le cas où les Yi auraient disposé de guetteurs à
l’œil de lynx placés loin au-delà de nos sentinelles, le bok fut
démantelé : les yourtes furent démontées, et l’on dissimula le matériel,
les chariots et les bêtes qui ne participaient pas à l’invasion simulée. On
évacua des milliers de véritables Mongols dans les habitations de la ville
laissées vacantes ; mais ils n’endossèrent pas les vêtements ternes et
sales des Bho. Ils demeurèrent au contraire – comme Ukuruji, sa cour et
moi-même – habillés de l’armure et de tout l’équipement du guerrier, prêts à
suivre la piste
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