Marco Polo
des colonnes condamnées à leur perte aussitôt que nous serions
avertis que le piège avait fonctionné. Il fallut bien se résoudre à encadrer de
vrais soldats mongols ces divisions d’appât composées de Mongols de pacotille, mais
Bayan n’eut qu’à réclamer des volontaires pour les obtenir. Ces guerriers
savaient qu’ils partaient pour une mission suicide, mais tous avaient déjà tant
de fois bravé la mort que, ils en étaient persuadés, leur glorieux passé aux
ordres de l’orlok leur donnerait, cette fois encore, une chance de s’en
tirer. Ceux, rares, qui rentreraient indemnes de cette mission périlleuse
seraient fiers d’avoir prouvé de nouveau l’invulnérabilité des hommes de Bayan,
et les morts ne lui reprocheraient rien. Ainsi, un orchestre de soldats mongols
chevauchait en avant de la fausse armée d’envahisseurs, qui jouait des marches
traditionnelles de guerre – ce que les Bho, avec la meilleure volonté du monde,
n’auraient jamais été en mesure de faire –, rythmant ainsi pour la multitude
qui les suivait leur progression qui alternait le pas et le petit galop. À
l’arrière de cette armée cheminait un second groupe de Mongols qui empêchaient
les soldats de traîner en route et nous préviendraient dès que les Yi feraient
mine, comme nous l’espérions, de nous encercler en vue d’un assaut.
Les Bho singeaient les Mongols. Leurs lamas les ayant
priés d’y mettre tout leur cœur – sans leur préciser, je présume, que c’était
la dernière chose qu’ils feraient eux-mêmes –, ils jouèrent la comédie avec
conviction. Quand ils apprirent qu’ils allaient être escortés d’un orchestre
militaire, certains vinrent demander à Bayan et à Ukuruji :
— Seigneurs, ne devrions-nous pas nous mettre à
chanter, nous aussi, comme de vrais Mongols en marche pour la guerre ?
Mais que pourrions-nous chanter ? Nous ne connaissons rien d’autre que le
fameux « Om mani padme hum ».
— Euh... Tout sauf ça ! répondit l’orlok. Attendez que je réfléchisse. La capitale du Yunnan est Yunnanfu. Je suppose
que vous êtes capables d’entonner : « Nous allons prendre
Yunnanfu », non ?
— Yunnan-pu ?
— Non, non, fit Ukuruji, se retenant de rire.
Écoutez, abstenez-vous de crier ou de chanter, ce sera préférable.
Il fit une pause, frappé d’une nouvelle idée :
— Il y a cependant une autre chose qu’il faudrait
leur intimer de faire. Dites aux meneurs de bien faire passer les troupes à droite des édifices religieux et de laisser les murs de pierre et autres chorten sur leur gauche.
Il y eut bien de la part des Bho un gémissement de
protestation à cette injonction – ne serait-ce pas en effet manquer de respect
à Pota et aux monuments élevés à sa gloire ? –, mais leurs lamas
intervinrent pour leur demander d’obéir, prenant la peine de réciter une prière
hypocrite qui donnait au peuple la permission, pour l’occasion, d’insulter le
tout-puissant Pota.
Les préparatifs ne durèrent que quelques jours, durant
lesquels les messagers et les artificiers du génie partirent en avant. L’armée
s’ébranla dès qu’elle fut en ordre de marche, dans l’éclatante lumière d’un
matin ensoleillé. Je dois reconnaître que cette armée factice avait tout l’air
de ce qu’elle prétendait être, une colonne mongole quittant Ba-Tang : à la
vue comme à l’écoute, elle était superbe. En avant, le groupe de musiciens
mongols entraînait les hommes en jouant un air martial, assez surnaturel et
quelque peu sinistre, mais qui vous donnait du cœur au ventre. Les
trompettistes soufflaient dans des instruments appelés karachala, ou
« cornes de l’enfer ». Les percussionnistes martelaient de terribles
tambours tendus de cuivre ou de peau semblables à de grosses timbales,
suspendus de part et d’autre de leur selle. Il fallait voir les merveilles de
jonglage auxquelles ils se livraient, lançant en l’air leurs baguettes et les
faisant tournoyer, les rattrapant avant de croiser et de décroiser les bras
avec virtuosité, pour faire résonner de féroces roulements de marche. Des
joueurs de cymbales frappaient d’immenses plateaux de cuivre, et chacun de
leurs tintements renvoyait un flamboyant éclat de soleil. Des sonneurs de
cloches percutaient une sorte de scampanio, des tubes métalliques de
taille variable disposés en forme de lyre. Parmi ces sons lourds et
retentissants s’élevaient ceux, plus doux, de
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