Marco Polo
luths au manche très court, pour
pouvoir en jouer tout en chevauchant.
La musique alla progressivement decrescendo, noyée
dans le bruit des sabots des milliers de chevaux qui suivaient, le sourd
grondement des roues des chariots, les cliquetis et les craquements des armures
et des harnais. Les Bho, pour la première fois de leur vie, n’avaient l’air ni
pathétiques, ni méprisables. Ils étaient au contraire aussi disciplinés, fiers
et déterminés que s’ils partaient vraiment en guerre, de leur propre chef. Les
cavaliers étaient plantés droit en selle, regardant fermement vers l’avant, et
ils ne donnèrent un respectueux coup d’œil sur le côté qu’en passant devant l’orlok et ses sardar venus assister à leur départ. Comme le fit remarquer
le wang Ukuruji, ces hommes et ces femmes d’ordinaire dépenaillés avaient
aujourd’hui la contenance de véritables soldats mongols. On les avait
convaincus d’utiliser leurs longs étriers, qui permettent à l’archer de se
dresser debout pour mieux viser lorsqu’il décoche ses flèches, à la place de
ceux, plus courts, en vogue chez les Bho et les Drok, ainsi que chez les Han et
les Yi, qui les obligeaient à lever les genoux.
Quand le dernier rang de l’ultime colonne,
l’arrière-garde de vrais guerriers mongols, eut disparu vers l’aval, ceux qui
restaient n’eurent plus qu’à maintenir dans la ville, en attendant, toutes les
apparences de l’activité ordinaire pour l’édification d’éventuels guetteurs
dissimulés dans le lointain. Aussi les gens s’affairèrent-ils aux affligeantes
besognes des Bho dans l’assommante cité de Ba-Tang. Le jour, nos gens
s’assemblaient en masse sur les places du marché, dès le crépuscule, ils
allaient se poster sur les toits dans l’attitude de prière qui convenait.
J’ignore si nous étions vraiment espionnés depuis le sud. Mais, si c’était le
cas, nul doute que les Yi n’eurent pas connaissance de notre plan, car celui-ci
se déroula exactement comme prévu... à l’exception d’un point, toutefois.
Environ une semaine après le départ de la troupe, l’un
des membres de l’arrière-garde mongole revint au galop nous rapporter que les
faux envahisseurs avaient bel et bien pénétré au Yunnan et qu’ils y
progressaient toujours. Les Yi avaient visiblement été dupés par notre mise en
scène. Des guetteurs, nous dit-il, avaient vu leurs tireurs isolés
habituellement éparpillés dans les montagnes se rallier en petits groupes et
converger vers le bas, tels des affluents se jetant dans le fleuve. Nous
attendîmes quelques jours de plus et vîmes arriver un second messager qui nous
révéla que les Yi étaient à n’en pas douter en train de masser d’importantes
forces à l’arrière et sur les côtés de notre armée factice, de sorte que, pour
nous rejoindre, il avait dû effectuer un large crochet afin d’éviter les Yi en
manœuvre de rassemblement.
Aussi la véritable armée se mit-elle immédiatement en
route (bien que se mouvant le plus discrètement possible et sans musique
guerrière), et ce dut être un magnifique spectacle que de la regarder
s’ébranler. La moitié d’un tuk au grand complet jaillit de la vallée de
Ba-Tang telle une force de la nature en action. Ces cinquante mille hommes
étaient divisés en toman de dix mille, chacun commandé par un sardar, eux-mêmes partagés en groupes de mille aux ordres d’un capitaine de
drapeau, rangés à leur tour par groupes de cent, avançant en larges rangées de
dix hommes. Chacune des divisions de cent soldats respectait entre elle et
celle qui la précédait une distance suffisante pour ne pas souffrir de la
poussière soulevée. Je dis que ce départ dut être un magnifique
spectacle, parce que je ne le vis pas de mes yeux. J’étais parti loin en avant,
en compagnie de Bayan, d’Ukuruji et de quelques officiers supérieurs. L ’orlok ouvrait bien sûr la marche, et Ukuruji avait tenu à l’accompagner de front.
Pour ma part, je n’étais là que parce que Bayan m’avait ordonné de les suivre.
On m’avait pourvu d’un immense étendard d’une soie jaune brillante, que j’étais
censé déployer au moment adéquat afin de déclencher l’avalanche. Cette mission
aurait pu être confiée à n’importe quel autre homme de la troupe, mais Bayan
persistait à considérer que, comme il s’agissait de « mes » boules de
cuivre, cette tâche m’incombait.
Nous galopâmes donc à quelques li
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