Marco Polo
Je
suis déjà allé le lui demander. C’est alors qu’il m’a prié d’aller préparer nos
bagages. Et comme nous rentrons immédiatement à Khanbalik, j’ai jugé inutile
d’en rajouter. Quand nous y serons, j’en saurai plus sur ce qui a pu arriver,
je suppose...
— C’est étrange, murmurai-je.
Je n’en dis pas davantage, bien qu’une phrase me soit
une fois de plus revenue à l’esprit, celle du fameux message qu’Ali m’avait
apporté : « Je surgirai quand tu t’y attendras le moins. » Je ne
le lui avais pas montré et m’étais abstenu de lui en communiquer la teneur. Je
ne voyais pas au nom de quoi je serais allé l’encombrer de mes soucis et
j’avais chiffonné le message puis l’avais jeté. Je le regrettais, à présent.
Comme je l’ai déjà indiqué, l’écriture mongole était loin de m’être familière.
Aurais-je pu me méprendre sur l’interprétation de son contenu ? Aurait-il
pu être, cette fois, légèrement différent ? « Je surgirai à
l’endroit où tu t’y attendras le moins », par exemple ? Avait-il
été remis à Ali Baba non seulement pour me menacer une fois encore, mais aussi
pour l’éloigner, lui, de la ville tandis que s’accompliraient de noirs
desseins ?
Quel que soit l’esprit malfaisant qui me poursuivait à
Khanbalik, il devait avoir senti que, tant que j’en étais éloigné, je n’étais
vulnérable qu’indirectement, à travers les quelques personnes auxquelles je
tenais. Qui n’étaient que trois. Mon père et mon oncle, cela faisait deux. Mais
c’étaient des hommes mûrs, solides de surcroît, et quiconque s’attaquerait à
eux aurait affaire à un khakhan en furie. La troisième était la bienfaisante,
la belle et douce Mar-Janah, laquelle n’était qu’une faible femme, une
insignifiante ex-esclave, chérie de personne, hormis de moi et de mon ex-esclave.
Avec un serrement de cœur, je la revis me confier : « On m’a laissé
la vie, mais guère plus que cela... » Et plus tard, avec mélancolie :
« Si Ali Baba peut encore aimer ce qui reste de moi... »
Se pouvait-il que mon ennemi inconnu, ce serpent tapi,
cet imprécateur caché, ait enlevé cette femme sans tache dans le but de me
meurtrir ? Si tel était le cas, il s’agissait d’un être révoltant, d’une
bassesse ignominieuse. Mais diaboliquement retors, d’avoir choisi pareille
victime. J’avais aidé Mar-Janah, princesse déchue, à trouver l’issue d’une vie
d’abus et de terribles dégradations, la menant enfin à bon port, vers une fin
heureuse. De savoir que je pourrais être, à présent, la cause pour elle de
nouveaux malheurs me mordait cruellement le cœur.
Eh bien, nous en saurions plus une fois rentrés à
Khanbalik. Et je ne pouvais me défaire de cette sourde appréhension : si
nous voulions retrouver Mar-Janah, il nous faudrait d’abord en passer par la
femme voilée, celle qui avait donné à Ali cette missive à mon intention. Mais
pour lors, j’évitai de lui en toucher mot ; il était assez abattu comme
cela. Je cessai aussi d’exulter au sujet de la toute récente Hui-sheng, par
égard pour son inquiétude concernant sa propre bien-aimée, si longtemps perdue
et de nouveau disparue.
— Marco, ne pourrions-nous prendre de l’avance
sur le cortège ? me demanda-t-il anxieusement, alors que nous chevauchions
avec toute la cour de Xan-du depuis deux ou trois jours déjà. Vous et moi,
insista-t-il, pourrions être à Khanbalik bien plus tôt, si seulement nous
pouvions éperonner nos chevaux.
Il avait raison, bien sûr. Le khakhan voyageait sans
la moindre hâte, en grande pompe, menant le cortège à un train de sénateur dont
la marche lente et majestueuse seyait parfaitement à sa stature d’homme d’État.
Il aurait été difficile de faire autrement, dans la mesure où cette procession
s’apparentait fort à une parade de triomphe. Tous les habitants des villes et
des villages environnants, ayant eu vent de la brillante victoire remportée sur
l’empire Song, étaient impatients de venir se rassembler le long de la route pour
l’acclamer et jeter des fleurs sur son passage.
Kubilaï avançait en majesté dans un chariot couvert
d’un dais, sur un trône scintillant d’or et de pierreries. Il était tiré par
quatre éléphants tout aussi luxueusement harnachés. Suivaient d’autres chariots
qui transportaient un certain nombre de ses épouses, ainsi que les demoiselles
qu’il m’avait prêtées,
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