Marco Polo
paraissaient d’agressives mamelles
lorsque je les comparais à la poitrine juvénile de Hui-sheng.
J’avoue en toute honnêteté que ces jeunes Mongoles, de
leur côté, ne durent sans doute pas voir en moi un partenaire idéal ;
elles durent même être singulièrement désappointées de devoir s’accoupler avec
moi. Si on les avait recrutées après qu’elles fussent sorties victorieuses d’un
rigoureux système de sélection, ce n’était que pour partager la couche du khan
de tous les khans. Certes, il s’agissait d’un homme âgé, ce qui n’était
peut-être pas le rêve de toute jeune fille, mais enfin, c’était le
khakhan ! Ce dut être pour elles une bien cruelle déception que de se voir
allouées à un étranger (qui plus est à un Ferenghi, un moins que rien)
et, pire, que de se voir ordonner de ne pas se protéger aux graines de fougères
avant de venir coucher avec moi. Étant sans doute fécondes, elles avaient
toutes les chances de se retrouver enceintes de mes œuvres et de porter un
enfant qui, loin d’être de noble ascendance mongole, de la lignée de Gengis, ne
serait qu’un bâtard, un sang-mêlé voué à être considéré d’un œil réprobateur
par le reste de la population de Kithai, si ce n’est même ouvertement méprisé.
J’avais personnellement de sérieux doutes quant à la
sagesse dont avait fait montre Kubilaï en m’adjoignant ces concubines. Non que
j’aie pu me sentir supérieur ni inférieur à elles. J’étais conscient qu’elles
comme moi faisions partie de la race humaine, unique par essence. On m’avait
dès mon plus jeune âge enseigné à penser de la sorte, et j’en ai eu d’amples
preuves lors de mes voyages. Deux exemples pris entre mille : tous les
hommes, partout, excepté peut-être les religieux et les ermites, sont toujours
prêts à se griser ; les femmes, quant à elles, courent invariablement
comme si elles avaient les genoux attachés. Il est clair que tous les habitants
de cette terre descendent du couple originel Adam et Eve, mais il est tout
aussi clair que leur progéniture a largement divergé, au fil des générations,
depuis leur expulsion du jardin d’Éden.
Kubilaï me désignait sous le nom de Ferenghi sans
la moindre connotation péjorative, mais le mot m’ensevelissait à tort dans une
masse indifférenciée. Je savais, moi, que les Vénitiens se démarquaient
nettement des Slaves ou des Siciliens, ainsi que de toutes les autres
nationalités de l’Occident. Et même si j’étais incapable de percevoir les
nuances entre toutes les tribus mongoles, je savais bien que chacune, fière de
sa spécificité, se considérait comme la race mongole la plus aboutie, tout en
prétendant, bien sûr, que les Mongols constituaient eux-mêmes, en tant que
groupe, la quintessence de l’humanité.
Au cours de mes voyages, je n’ai pas forcément éprouvé
une affection identique pour tous les peuples que j’ai été amené à
connaître ; mais chacun avait à mes yeux un précieux intérêt : tout
ce qui le distinguait des autres. La couleur de la peau, les coutumes, la
nourriture, la façon de parler, les superstitions, les jeux, tout était
susceptible de m’intéresser ; jusqu’aux déficiences, ignorances, voire
stupidités. Peu de temps après l’épisode de Xan-du, je découvris la cité de
Hangzhou qui, comme Venise, était une ville bâtie sur l’eau, parcourue de canaux.
Mais elle demeurait à tous égards différente de Venise, et c’étaient ces
variations, plutôt que les similitudes, qui conféraient à mes yeux tout son
charme au lieu. Si Venise n’en reste pas moins pour moi irremplaçable et
unique, c’est justement parce qu’elle ne ressemble dans le détail à aucune
autre. J’ai toujours pensé que le monde, si toutes ses villes étaient
comparables, serait d’un terrible ennui : il en va de même des peuples qui
l’habitent. Si toutes les peaux devaient se fondre en un seul coloris, les
irrégularités de leurs physionomies s’affadiraient en une absence de traits
distinctifs. Vous avancerez certes avec confiance dans un désert de sable roux,
certain de n’y rencontrer aucun ravin ; en contrepartie, vous n’y
trouverez aucun pic élevé digne d’être admiré. J’avais conscience que ma
contribution à un brassage de lignées entre Mongols et Ferenghi n’aurait
ici qu’un effet dérisoire. Je demeure néanmoins réticent à l’idée que des
peuples aussi distincts se mélangent
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